Black Mirror. Technos vampiriques

No 79 - avril / mai 2019

Culture

Black Mirror. Technos vampiriques

Philippe de Grosbois

Mêlant habilement une anticipation scientifique réaliste et des scénarios d’horreur cauchemardesques, Black Mirror marque l’imaginaire de son vaste public, y compris à gauche, depuis ses débuts. Lancée en 2011 par Charlie Brooker, la série britanno-américaine revient en 2019 pour une cinquième saison.

La fascination critique à l’égard des technologies en général et de l’intelligence artificielle en particulier a une riche histoire dans la culture occidentale. On peut aisément remonter à l’automate créé par Victor Frankenstein dans le célèbre roman de Mary Shelley publié en 1818. Plus près de nous, le cinéma (2001, l’odyssée de l’espace, la série des Terminator ou celle de la Matrice) et la télévision (les Borg de Star Trek) fournissent de nombreux exemples de cette technologie devenue autonome (voire auto-reproductible) et déterminée à asservir les humains à ses propres finalités.

Le succès populaire et critique de Black Mirror tient en partie à sa capacité à faire écho à cette hantise bien ancrée dans notre imaginaire collectif à l’égard d’une technologie mortifère. Cela dit, cette popularité repose également sur les qualités propres à la série elle-même. Chaque épisode est un récit autonome, dans lequel on présente un univers dystopique jamais très éloigné du nôtre, le tout avec une conception visuelle impeccable. La force de Black Mirror réside dans cet habile mélange entre, d’une part, une intelligente anticipation scientifique qui radicalise certaines dynamiques propres au numérique, aux médias sociaux, à la surveillance ou à l’intelligence artificielle et, d’autre part, un climat terrifiant parce qu’étrangement familier et près de nous. De fait, plusieurs décrivent l’expérience d’un épisode avec les mêmes mots que pour un film d’horreur : « je ne veux pas regarder la série trop tard » ou « j’ai arrêté, ça me faisait trop angoisser ».

Trois cauchemars

Au fil des vingt épisodes diffusés à ce jour, certaines constantes émergent. En dépit de l’autonomie de chaque récit, on peut reconnaître au moins trois « cauchemars » principaux dans la manière dont les technologies participent à la construction d’un monde oppressif.

Dans une première catégorie, les individus se retrouvent coincés dans des simulations extrêmement perfectionnées ou encore dans des sociétés contrôlées de manière totalitaire à l’aide de la technologie. L’épisode Fifteen Million Merits montre des masses d’individus atomisés et asservis à des vélos stationnaires qui génèrent de l’électricité, accumulant ainsi des « mérites ». Nosedive met en scène une société entièrement orchestrée et hiérarchisée sur la base de rétroactions de type « J’aime » pour tous les échanges que nous avons au quotidien. Hang the DJ dépeint une ville dans laquelle les rencontres et relations amoureuses sont administrées par une sorte de Tinder survitaminé. Dans San Junipero, des personnes en fin de vie peuvent passer dans l’au-delà à travers une simulation de Club Med de bord de mer, pour « mourir dans la dignité » et partir en vacances pour l’éternité. Dans ces épisodes, nos sociétés semblent avoir basculé dans un univers où la régulation technologique a tout absorbé.

Une deuxième catégorie soutient que la technologie annihile notre empathie et accentue les pulsions sadiques et dominatrices des individus, souvent exercées de manière collective. Le tout premier épisode de la série, National Anthem, a marqué les esprits. Alors qu’une membre de la famille royale a été kidnappée, le premier ministre britannique est forcé d’avoir une relation sexuelle avec un cochon devant les caméras pour qu’elle soit libérée ; 1,3 milliard de personnes regardent. White Bear met en scène un parc d’attractions dans lequel des condamné·e·s pour meurtre doivent échapper à des chasseurs sous le regard de spectateurs qui filment la scène avec leur téléphone. Dans Hated in the Nation, des abeilles artificielles hors de contrôle attaquent des individus méprisés en masse sur les médias sociaux. Les technologies médiatiques, soutiennent ces épisodes, mènent à des déchaînements de violence quasi tribale.

Enfin, une troisième catégorie présente des technologies qui facilitent nos existences en apparence, mais qui ultimement modifient notre rapport à la réalité de manière à dissoudre notre humanité et à nous aliéner. Dans The Entire History of You, des prothèses qui enregistrent l’ensemble de notre existence entretiennent une possessivité et un contrôle maladif au sein d’un couple. Le même thème du contrôle de l’intimité est repris dans Arkangel, où une technologie de surveillance parentale maximaliste finit par éloigner définitivement une mère de sa fille. Be Right Back présente pour sa part une intelligence artificielle qui « ressuscite » un conjoint décédé en créant des réponses interactives construites à partir de données accumulées sur le défunt.

L’épisode spécial White Christmas inclut quant à lui des éléments de ces trois catégories : on y voit un criminel coincé dans une simulation pour des milliers d’années, des clones numériques qui font office de servants domestiques et une technologie qui permet de bloquer les interactions dans le monde réel avec des individus indésirables. Joyeux Noël !

Radicale ou résignée ?

Comme certaines pensées s’inscrivant dans la théorie critique (de l’École de Francfort à la critique freitagienne de la postmodernité), la série Black Mirror peut sembler radicale dans son jugement sans appel des technologies médiatiques et informatiques. En réalité, cette approche mène au contraire à une sorte de résignation. Les épisodes nous montrent une technologie comme force autonome sur laquelle les personnages, pris au piège d’une sorte de matrice, ne semblent avoir aucune prise. On ne sait à peu près jamais comment elle en est venue à dominer une société sur laquelle elle exerce pourtant un contrôle absolu.

Le « black mirror » du titre est celui que vous trouverez sur chaque mur, sur chaque bureau, dans la paume de chaque main : l’écran froid et brillant d’un téléviseur, d’un moniteur, d’un téléphone intelligent  [1]

– Charlie Brooker

Mais au-delà du portrait des technologies elles-mêmes, c’est par son constat sur la nature humaine et la vie en société que Black Mirror trahit le plus son conservatisme. Les épisodes les plus violents suggèrent que la technologie libère nos instincts profonds de brutalité, notre véritable nature d’êtres égoïstes, dominateurs et sauvages. La possibilité même d’action politique dans une société traversée par la technologie semble inexistante. De manière générale, le monde social qui « accueille » ces technologies semble parfaitement lisse, comme si tous et chacune les appréhendaient sans distance critique. Dans les rares épisodes où une résistance consciente et concrète est présentée, la finale vient nous rappeler que le « système » avait déjà prévu cette éventualité et intègre sans difficulté la révolte à sa logique interne. There is no alternative, comme disait l’autre.

Je mentionnais en début d’article que Black Mirror puise dans le genre de l’horreur. D’ailleurs, le créateur Charlie Brooker a aussi écrit une minisérie mettant en scène des zombies (Dead Set, 2008). Il ne faut pas oublier que l’horreur véhicule très souvent une idéologie conservatrice. On voit bien par exemple dans Bram Stoker’s Dracula de Francis Ford Coppola (1992) que le vampire a su cristalliser les craintes de la société victorienne de l’époque du roman original envers l’émancipation des femmes, le désir sexuel, l’immigration, etc. De même, la technologie présentée dans Black Mirror semble tout aussi monstrueuse : surgissant de nulle part, se présentant sous des atours étincelants, toute puissante, assoiffée de notre énergie vitale, dévoreuse d’humanité, destructrice du lien social et du monde commun.

L’ironie est qu’une telle perspective critique, qu’on qualifie de radicale, constitue en réalité le revers parfait des chants de sirène des capitaines d’industrie du numérique. Elle colporte la même aura d’inévitabilité du développement technologique que celle que véhicule la Silicon Valley, à cette différence près qu’on nous promet l’Enfer au lieu du Paradis. Certes, Black Mirror permet de jeter un éclairage percutant qui peut nourrir la réflexion pour des sociétés devant composer avec des changements rapides, mais elle le fait au prix d’un fatalisme qui empêche de bien saisir les rapports de force à l’œuvre et d’articuler une véritable résistance aux tendances néfastes de ce virage. En d’autres termes, ce regard apocalyptique contribue à concevoir un pouvoir démesuré et à mystifier des technologies qu’il prétend pourtant observer de manière critique.


[1Charlie Brooker, « The Dark Side of our Gadget Addiction », The Guardian, 1er décembre 2011. Ma traduction. En ligne : www.theguardian.com/technology/2011/dec/01/charlie-brooker-dark-side-gadget-addiction-black-mirror.

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