Les hauts et les bas de la culture numérisée

No 85 - automne 2020

En temps de pandémie

Les hauts et les bas de la culture numérisée

Claude Vaillancourt

Quand le gouvernement a annoncé les mesures de confinement le 15 mars, il était évident que ce serait une catastrophe pour la culture. Ce qui a par ailleurs été rapidement confirmé. Des programmes gouvernementaux ont été mis en place pour éviter le pire, surtout la Prestation canadienne d’urgence (PCU) dont ont profité les gens de la culture. Ce qui n’enlève rien au fait que ces derniers se sont retrouvés devant un champ dévasté.

Les amateur·trice·s de culture ont dû se rabattre sur les plateformes d’Internet : le lien avec la culture se maintiendrait essentiellement par la numérisation, par des intermédiaires bien établis dans le monde de l’informatique, et cela, même pour les formes les plus rébarbatives à cette technologie, comme le théâtre, concert ou les arts visuels.

Ce qui a donné dans un premier temps un avantage considérable aux multinationales du divertissement. Amazon, Netflix, Apple, Google étaient prêtes à profiter de cette manne apportée par les confiné·e·s de la Terre en mal de leur nourriture culturelle. Leur position dominante leur a permis de se renforcer encore plus et de diffuser la culture comme elles l’ont toujours fait, c’est-à-dire en appliquant, d’une manière faussée dès le départ, la loi de l’offre et de la demande [1]. Celle-ci consiste à mettre bien en évidence certains produits culturels plutôt que d’autres, puisqu’il est impossible de tout rendre à la fois disponible et visible, puis à justifier leur place dominante par des chiffres qui démontrent qu’ils sont les plus populaires.

Mais il existe aussi une autre tendance. Certaines plateformes se contentent d’exposer une quantité de produits culturels en commençant par les plus récents, sans assurer la moindre qualité ni le moindre critère de sélection. Une certaine organisation est parfois assurée par des sous-catégories (dans lesquelles on retrouve le même fouillis) ou par les algorithmes qui proposent aux utilisateur·trice·s des choix semblables à ceux qu’ils et elles viennent de faire. L’orientation d’un grand nombre d’utilisateur·trice·s vers les mêmes produits provient, dans ce cas, de campagnes de publicité et de marketing dont profitent principalement les œuvres au potentiel commercial plus élevé.

Le cinéma victime des plateformes

Ainsi, pour le cinéma, YouTube ou iTunes offrent un choix impressionnant de films, allant du meilleur au pire [2]. Les films sont traités comme des marchandises sur les tablettes dans un grand entrepôt : il faut connaître d’avance l’œuvre qui risque de plaire, ou consacrer beaucoup de temps à la chercher si on veut éviter des choix décevants. Netflix offre quant à elle un nombre limité de films, sans cesse changeants, de qualité aléatoire, en compétition avec un choix important de séries télévisées, dont certaines très populaires et qui captent l’intérêt. La plateforme Criterion, qui sélectionne rigoureusement ses films en fonction de leur diversité et de leur qualité, a quant à elle préféré un système qui met en valeur certaines œuvres et accompagne efficacement les visiteur·euse·s dans leurs choix, un modèle qui aurait intérêt à être reproduit.

Le succès semble de plus en plus relié à la position dominante des grandes plateformes. Ainsi le film québécois Jusqu’au déclin de Patrice Laliberté a profité d’une audience inespérée de 21 millions de personnes. Certes, le lien entre ce film sur des survivalistes et la pandémie a contribué à cette extraordinaire performance pour une production d’ici. Mais cette diffusion a surtout bénéficié d’un financement par Netflix (hors des institutions nationales) et d’une présence visible sur son site. Cette œuvre s’est ainsi évité le parcours du combattant qui permet à un film de se faire connaître, avec le plus souvent des résultats beaucoup moins spectaculaires. Par contre, Jusqu’au déclin n’a pas pu être vu de celles et ceux qui ne sont pas abonné·e·s à Netflix.

Les cinéphiles ont pu échapper au contrôle de la culture par les multinationales en fréquentant des plateformes plus conviviales, moins généralistes, axées sur des œuvres davantage ciblées et profitant un peu mieux à l’économie québécoise. Ainsi les cinémas Beaubien, du Parc et Moderne (et aussi le distributeur MK2 Mile-End) ont présenté une belle programmation en diffusion continue. Mais celle-ci a été limitée par le manque de nouveautés en temps de pandémie.

L’art vivant contre les écrans

Les arts vivants ont bien sûr été les grands perdants pendant cette période difficile. Il est évident que la diffusion sur des plateformes numériques de ces spectacles axés sur le contact direct entre le public et les interprètes leur fait perdre une bonne partie de leur saveur, voire leur raison d’être.

Diverses tentatives ont pu démontrer que l’émotion pouvait se transmettre, de façon relative, par une caméra braquée devant des musicien·ne·s qui interprètent des chansons sur leur balcon ou dans le confort de leur foyer. Le concert One World : Together at Home, orchestré par Lady Gaga, a obligé la pop de se débarrasser de ses effets clinquants, en ramenant la chanson à son essence : une voix et un instrument d’accompagnement. Le pendant québécois de ce concert, Une chance qu’on s’a, a préféré un studio déserté du public. Mais le désolant colonialisme culturel du premier événement, et les bons sentiments du second n’ont pas rendu ces expériences très convaincantes, même s’il faut reconnaître qu’il était important de rendre hommage aux travailleurs et travailleuses de la santé.

Dans le domaine de la musique classique et de l’opéra, l’offre de concerts a été particulièrement bien nourrie, profitant de diffuseurs déjà très expérimentés, comme la chaîne Mezzo, ou d’institutions rendant gratuite leur programmation, comme le théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Mais les musicien·ne·s québécois n’ont pas tellement profité de ce genre d’ouverture. Et ceci ne règle surtout rien au problème fondamental : les captations, qui ne reproduiront jamais la magie du spectacle, et cela encore moins en l’absence de public, ne seront pas la solution.

C’est pourtant ce qu’a proposé la ministre de la Culture du Québec, entre autres, aux artistes d’ici, déconcerté·e·s par cette annonce alors qu’on n’avait pas pris la peine de les consulter : de l’argent pour la captation et le numérique (avec d’autres mesures tout aussi insatisfaisantes). Ce qui révélait surtout un inacceptable manque de vision concernant la culture en général, en temps de pandémie. Pourtant les revendications du milieu étaient claires. Il fallait un soutien financier considérable pour que ce secteur vital survive, lui qui ne s’accordera jamais, fort heureusement, avec les miracles technologiques fantasmés par nos gouvernements.

Les incontournables libraries et bibliothèques

Le livre pourrait en apparence avoir été moins touché par la pandémie. Après tout, l’expérience de lecture reste en gros la même sur une liseuse et sur un livre en papier. Et les plateformes des librairies permettent de commander tous les livres dont nous avons besoin et qu’elles ont en stock.

Chercher un livre sur Internet, sans avoir d’idée précise au départ, est tout un défi. Les librairies ou les bibliothèques nous permettent de palper l’objet, de lire une quatrième de couverture et quelques passages, de butiner d’un livre à l’autre, d’entendre de bons conseils des libraires et bibliothécaires. Mais les titres les plus visibles et les recommandations sur les sites les plus importants, que ce soit celui des libraires Renaud-Bray, des librairies indépendantes (leslibraires.ca) ou de la Grande Bibliothèque, section livres numériques, nous renvoient aux livres les plus populaires et les plus commerciaux. L’essai et la littérature, entre autres, sont malmenés dans de pareilles sélections.

La fermeture des librairies et des bibliothèques a aussi sérieusement affecté la vie des auteurs et autrices. Comme l’a souligné Martine Aubry, présidente de l’UNEQ, ceux- et celles-ci ont été coupé·e·s d’un réseau en fait beaucoup plus large : « nous donnons une deuxième vie à nos œuvres en les présentant au public, que ce soit par des lectures, des conférences en bibliothèque, des tournées dans les écoles, des rencontres avec nos lectrices et lecteurs dans les salons du livre, des spectacles de poésie [3] ».

Le bilan de l’art numérisé en cette ère de pandémie laisse donc perplexe. D’une part, il a permis de maintenir une vie culturelle avec une offre abondante et diversifiée. Sans elle, le confinement aurait été tout simplement insupportable pour un nombre élevé d’individus. Par contre, il a révélé toute la faiblesse de notre culture sous le joug du néolibéralisme, basée sur les principes de profit et d’économies d’échelle, et cherchant à mesurer et comptabiliser le succès.

La culture numérisée n’a surtout pas réussi à se substituer à la chaleur de véritables contacts humains et à reproduire l’intensité qui découle de pareilles rencontres. Il faut donc espérer que la culture recevra toute l’aide nécessaire pour se relever des durs coups subis en conséquence de la pandémie et qu’elle reviendra en force, avec tout ce dont nous avons été privé·e·s trop longtemps.


[1Nous avons aussi abordé ce sujet dans l’éditorial du précédent numéro : « La culture sous le choc de la pandémie ».

[2À lire à ce sujet : Claude Vaillancourt, « YouTube, l’archivage en folie », À bâbord !, no 65, été 2016. Disponible en ligne.

[3« Mot de la présidente – Juin 2020 ». En ligne : www.uneq.qc.ca

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