Dossier : Quand l’art se mêle (…)

Art engagé et économie de marché

Mordre la main qui nourrit

Dossier : Quand l’art se mêle de politique

Claude Vaillancourt

Faire de l’art engagé. À une époque où la culture est majoritairement produite et diffusée par de grands groupes industriels, cela est une contradiction en soi. Les messages politiques lancés par les artistes vont le plus souvent à l’encontre des intérêts du système qui permet leur diffusion. Pourtant, l’art engagé est toujours bien vivant aujourd’hui. Comment vient-on à bout de cette contradiction ?

Dans le film The Corporation de Mark Achbar et Jennifer Abbott, le cinéaste Michael Moore se pose franchement la question : « Je suis sur tous les réseaux, je suis distribué par les grands studios qui appartiennent à de grandes corporations. Pourquoi me donnent-ils cet accès alors que je suis opposé à tout ce qu’ils soutiennent ? » La raison est simple, selon lui : c’est qu’ils font de l’argent avec ses films. Il cite Lénine (sans le nommer) en affirmant que les capitalistes sont prêts à vendre la corde qui servira à les pendre.

Selon Moore, les patrons sont aussi convaincus que les gens qui voient des œuvres militantes ne bougeront pas, qu’ils resteront tranquilles à la maison, à consommer les autres œuvres abrutissantes qu’ils distribuent. L’art engagé serait donc inoffensif parce qu’il demeure marginal parmi une production beaucoup plus abondante qui veille à répéter un discours consensuel et anesthésiant, toujours efficace pour tenir la population tranquille.

Il existe même une forme d’engagement rassurant, très acceptable pour l’industrie, quasiment obligatoire pour certains artistes très populaires, et qui a l’avantage de se situer hors des débats politiques. Ces artistiques rendent ainsi acceptables leurs revenus exorbitants en devenant charitables. Céline Dion, par exemple, est impliquée dans plusieurs activités caritatives, dont la lutte contre la fibrose kystique et le VIH/sida (d’un point de vue qui n’a rien de très politique, il faut l’admettre). Marie-Mai a été ambassadrice pour l’UNICEF. L’humoriste Maxim Martin est le porte-parole de la Fondation du Centre de réadaptation en dépendance de Montréal. L’actrice Angelina Jolie s’est intéressée à la question des réfugiés et elle est à plusieurs reprises descendue de son Olympe pour visiter des camps dans plusieurs pays. La très populaire auteure J.K. Rowling s’est engagée dans la lutte contre la pauvreté et la protection de l’enfance.

On pourrait continuer ainsi longtemps. La page Wikipedia de nombreux artistes fait part de leurs bonnes œuvres dans des sections spéciales intitulées « engagements » ou « activités caritatives », comme s’il s’agissait d’une de leurs tâches inévitables. Si cette implication nécessite le plus souvent une véritable générosité, ne serait-ce que par le temps qu’on y consacre, le message politique qui en découle est plutôt mince. Un nombre élevé de bonnes causes se cherchent un·e artiste qui pourra les représenter et permettre de profiter de sa notoriété pour obtenir une grande attention médiatique, quitte à la payer pour ce service.

À ses risques et périls

Il n’en demeure pas moins que le véritable engagement politique, sur des sujets controversés, et remettant en question le système en place, entraîne une certaine prise de risque pour les artistes. Celui de déplaire, d’abord, à une partie de leur public qui ne partage pas nécessairement les mêmes préoccupations, ou celui de voir leur production moins diffusée, à cause d’un message qui dérange ou qui refuse un certain degré de conformisme souvent nécessaire aux yeux des diffuseurs pour rejoindre un large public.

Certain·e·s artistes préfèrent situer leur engagement surtout en dehors de leur œuvre : leurs projets artistiques n’accordent pas toujours une place centrale à leurs préoccupations politiques. Mais ils et elles consacrent une partie importante de leur temps à des activités militantes. Cet engagement devient parfois si prenant qu’il peut en venir à reléguer au second plan les activités artistiques. C’est le cas, à l’échelle internationale, de l’auteure Arundhati Roy, engagée dans de nombreux combats environnementaux en Inde, ou chez nous, de Richard Desjardins et Dominic Champagne, qui se sont eux aussi, entre autres, impliqués dans la protection de l’environnement.

Ce type d’engagement rapproche parfois l’artiste au politicien : son statut de personnage public lui attire une grande attention médiatique, une visibilité qui déclenche parfois de vifs antagonismes. Une médecine à laquelle a récemment goûté Dominic Champagne, avec son Pacte sur la transition, qui s’est gagné beaucoup d’adhésions chez les artistes, mais a soulevé une grande controverse, surtout chez les chroniqueurs de droite (mais aussi à gauche). L’enjeu politique du pacte, l’urgence d’agir en faveur de la transition écologique, a été occulté par une critique du messager et de nombreux signataires, essentiellement les artistes avec le plus haut niveau de vie, peu représentatif de l’ensemble, dont les revenus tirés de leur art sont très bas et les confinent à une simplicité bien souvent involontaire. Avec les médias sociaux, et la capacité de transmettre sans restriction des menaces et des décharges de haine, l’engagement des artistes — et des citoyen·ne·s en général — dans des causes controversées demande aujourd’hui encore plus de courage.

D’autres intègrent leurs combats et leurs idées politiques au cœur de leur travail créateur. Les risques sont alors différents. D’abord, il existe celui d’une certaine marginalisation : bien qu’il existe de nombreuses exceptions, comme dans le cas de Michael Moore, de nombreuses œuvres engagées restent destinées dès le départ à un public restreint. Les films de Ken Loach par exemple, reconnus par la critique, aux messages puissants, n’ont jamais pu sortir du réseau des cinémas d’art et d’essai. Ceux de Philippe Falardeau ou de Robert Morin au Québec ont rarement été parmi les plus populaires.

L’art engagé a aussi ses propres exigences. Il faut surtout éviter que l’œuvre ressemble à une thèse, que le message ne prenne pas le dessus sur l’œuvre d’art qui doit obéir à ses propres lois et ne jamais donner l’impression d’être embrigadée.

La force des convictions

Malgré ces difficultés, l’art engagé permet surtout aux artistes d’exprimer des convictions profondes. Devant le peu d’avantages objectifs à produire ce genre d’œuvres, il s’appuie sur le mérite de sa sincérité. Mais peut-il être une véritable force de changements ? Peut-il avoir une véritable influence chez son public ?

Jean-Paul Sartre le croyait : « [En] parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer, je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer [1]. » Le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que le monde était à rebâtir, permettait peut-être cet optimisme. Dans le monde plus cynique qui est le nôtre, au sein duquel nos acquis sociaux sont constamment menacés, sinon en nette régression, il devient difficile de partager un pareil idéalisme. Ève Lamoureux croit plutôt que « l’artiste et l’intellectuel ne dictent plus la voie à suivre. Ils ne peuvent qu’amener la société à s’interroger sur elle-même, leur responsabilité dans l’espace public n’étant plus de dévoiler des vérités inaccessibles au commun, mais de provoquer la réflexion et le débat [2] ».

Peut-être pourrait-on avancer que l’art engagé est profondément libérateur, mais sur une base plus individuelle que collective — bien que certaines œuvres, des chansons surtout, aient un réel effet rassembleur. Il est la démonstration que pour beaucoup d’artistes, la qualité d’un discours alimenté d’idées sincères vaut largement la prise de risque qui en découle et offre une bouffée d’air frais au milieu des productions d’un système plus industrialisé que jamais, qui sélectionne un nombre d’artistes triés sur le volet pour leur donner une audience dépassant en nombre tout ce qu’on aurait pu imaginer. Il est, parmi d’autres formes, une émancipation des exigences de l’art dans la sphère marchande. Et cela, sans qu’il ne soit nécessairement privé de la reconnaissance du public, par une forme de succès qui semble souvent arriver de façon accidentelle (comme dans le cas de la pièce J’aime Hydro de Christine Beaulieu, ou dans celui de chansons des Cowboys fringants, diffusées par les radios commerciales même si elles n’entrent pas dans le cadre habituel.)

Le public qui apprécie ces œuvres profite par elles d’un effet de consolidation de ses propres convictions. On en revient à la nécessaire catharsis d’Aristote. L’abondance d’œuvres engagées au Québec, que ce soit au théâtre, au cinéma, en chanson et en art visuel (un peu moins dans la littérature, hélas) est la preuve que ce type de production demeure nécessaire tant pour les artistes que le public.


[1Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948, p.27.

[2Ève Lamoureux, Art et politique, nouvelles formes d’engagement artistique au Québec, Montréal, Écosociété, 2009, p.19.

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