Culture et financement public
La survie de la cigale
Il est difficile d’associer spontanément la culture à un service public. Les artistes ne sont pas des « prestataires de services », quoi qu’on en dise dans les accords commerciaux. Ils conçoivent des œuvres qui sont lancées comme des sondes dans l’atmosphère et qui sont recueillies au passage par des individus qui se reconnaissent en elles. La culture forme une grande toile composée de la somme des œuvres d’art qui ont croisé la route d’un individu ou d’une communauté.
Pourtant, la culture ne se développe pas en toute spontanéité, à l’écart des choix politiques et économiques d’une société. Au cours des dernières années, son sort a été lié à la baisse du financement public dans tous les secteurs, alors que l’État se dégage de certains devoirs qu’il s’était auparavant attribué. Les artistes ont des conditions de vie toujours plus difficiles d’autant plus que leur accès aux subventions gouvernementales est plus limité.
Selon une enquête de la firme de recherche Hill Strategies, intitulée Profil statistique des artistes au Canada, le revenu moyen des artistes est inférieur de 37 % à celui des autres travailleurs. Ce revenu est à la baisse, et cette tendance a été observée avant même la crise économique. Les artistes exercent leur métier dans des conditions difficiles : ils sont travailleurs autonomes en grande majorité et très peu d’entre eux parviennent à vivre pleinement de leur art. De plus, « le rendement économique d’une instruction plus élevée est beaucoup plus faible pour les artistes que pour les autres travailleurs. »
Ces difficultés ont un effet réel sur la profession : alors que le nombre d’artistes a augmenté depuis 1971, celui-ci a diminué depuis quelques années. Le secteur de la culture n’est pourtant pas à négliger. Selon l’étude de Hill Strategies, toujours, « une personne sur 30 au Canada exerce une profession culturelle, soit le double du nombre d’emplois du secteur forestier canadien (300 000) et plus du double du nombre d’emplois du secteur bancaire canadien (257 000). »
Une nécessaire indépendance
Plusieurs personnes hésitent lorsqu’il s’agit de financer la culture et les artistes. La célèbre cigale de La Fontaine n’est jamais très loin dans l’esprit des gens : « chanter nuit et jour à tout venant » ne paraît pas une occupation sérieuse. D’autant plus qu’il est souvent difficile de distinguer le véritable artiste du fumiste, la grande œuvre d’art de l’imitation complaisante, la création accessible et bien ficelée du succès commercial racoleur et sans profondeur. Certaines formes d’expression artistique, comme la poésie, la danse moderne, la musique contemporaine se butent très souvent à une grande incompréhension et ne bénéficient pas spontanément d’un large public.
De tout temps, la rémunération du travail de l’artiste a posé des problèmes. De nombreux artistes ont su avec talent répondre aux commandes qu’on leur adressait et produire des chefs-d’œuvre malgré le cadre rigide dans lequel ils travaillaient. Mais la plupart du temps, les liens entre les artistes et les amateurs d’art ne sont pas des plus aisés. Les relations avec les mécènes restent les plus difficiles : les idées de ces derniers et leur désir d’une consécration par l’art ne s’accordent pas toujours avec les convictions et l’esthétique des artistes.
Plusieurs rêvent que l’art puisse germer spontanément, sans qu’on n’y investisse les montants nécessaires, que les œuvres naissent par le seul talent des artistes, prêt à éclore dans n’importe quelles circonstances. D’autres croient que l’art devrait tout simplement suivre les règles du marché et s’adapter à la sélection impitoyable qui en découle. Dans l’un et l’autre cas, on se retrouverait avec une production culturelle stérile ou uniforme, et la culture serait vidée de tout ce qui la nourrit.
L’économiste John Maynard Keynes a trouvé la meilleure solution pour permettre aux artistes de travailler en toute liberté et de poursuivre leur œuvre selon le seul critère de la qualité. En fondant le premier Conseil des arts en Grande-Bretagne, il met sur pied un organisme dont on reprendra les principes au Québec et au Canada : les artistes doivent être dégagés de toute soumission à un mécène ou à l’État et les Conseils des arts distribuent les subventions aux artistes selon le mérite ; le travail de l’artiste est évalué par ses pairs qui à tour de rôle deviennent demandeurs et évaluateurs. Ce système crée comme tout autre sa part de frustrations ; mais il reste pour le moment le meilleur qu’on ait trouvé.
Subventionner les arts ou le profit ?
Or ce type de financement n’est en rien encouragé aujourd’hui. Les budgets des ministères du Patrimoine et de la Culture sont reconnus comme étant parmi les plus bas. Et ces ministères financent principalement les industries culturelles, le patrimoine (musées, archives, parcs historiques et naturels) et les bibliothèques. Ainsi, les artistes ne récoltent que les miettes.
Le Mouvement pour les arts et les lettres (M.A.L.), composé des principales associations d’artistes, poursuit depuis plusieurs années une campagne pour un financement public et stable des arts. Il souhaiterait voir le budget du Conseil des arts du Canada rehaussé à 300 millions $ par année et celui du Conseil des arts et des lettres du Québec atteindre les 139 millions (c’était l’objectif en 2007). Des sommes relativement restreintes dans l’immensité des dépenses de l’État. Pourtant, le budget de ces deux institutions ne bouge pas ; ce qui équivaut à une baisse bien réelle, avec l’inflation et l’arrivée constante de nouveaux artistes.
Selon la Coalition canadienne des arts, ces dépenses en valent largement le prix : « chaque dollar investi par l’État canadien dans des activités culturelles, directement ou indirectement, génère 3,20 $ en activité économique. » Et les artistes sont à la base de toute cette activité. Comme le rappelle Simon Brault dans un essai intitulé Le facteur C, l’avenir passe par la culture : « les artistes sont à la base et au cœur du système culturel. Ils sont les créateurs de contenu. Ils sont aussi les interprètes de la création actuelle et de celle qui nous a précédés et qui constitue le patrimoine artistique et culturel de l’humanité. Sans artistes, le système culturel tourne à vide. »
Pourtant, l’attitude de nos élus n’est pas cohérente avec la volonté de maintenir un milieu culturel bien vivant. Alors qu’ils se plaisent à vanter les succès de nos artistes et à en recueillir des parcelles de gloire, ils refusent d’ouvrir la bourse. L’attitude méprisante des Conservateurs, qui ont éliminé deux programmes particulièrement appréciés — des programmes qui favorisaient la présence d’artistes canadiens à l’étranger —, a permis de voir à découvert le visage de politiciens incapables de comprendre les particularités du monde de la culture. Les Québécois les ont sévèrement sanctionnés lors des dernières élections en se détournant brusquement d’un parti auquel ils se préparaient, d’après les sondages, à accorder un nombre important de voix.
Loin de retenir la leçon, les Conservateurs ont récidivé en trouvant une nouvelle cible. Ils ont décidé de supprimer des fonds attribués à la musique dite « spécialisée », telle le classique, le jazz ou la musique du monde. Ce choix correspond à une volonté déjà affirmée d’établir un financement des arts en concordance avec le marché et l’industrie. Ainsi, on donne des primes aux réalisateurs dont les films ont fait le plus d’entrées, et on finance davantage les revues qui offrent le plus de publicité. Il s’agit donc d’un détournement majeur : l’argent public ne sert plus à aider ceux qui ne pourraient pas survivre sans aide, les artistes souvent les plus audacieux ; il sert à subventionner une industrie déjà très riche et à récompenser le succès commercial plutôt que la qualité.
Un choix politique
On en vient ainsi à ne plus reconnaître l’art, mais seulement la valeur marchande. On ne subventionne plus les artistes, mais le profit. Inutile de revenir sur le recul profond que cette attitude implique. La perte annoncée d’un patrimoine en devenir, l’affaiblissement envisageable d’un dynamisme culturel qui a fait sa marque au Québec et qui a contribué à former notre identité, risquent d’affecter une qualité de vie nourrie par la puissante stimulation de l’art. Il faut rappeler cette évidence : le sous-financement de la culture affecte non seulement les artistes, mais la société tout entière.
Il faut donc soutenir le combat des artistes pour un meilleur financement. Mais il serait peut-être bon aussi que les artistes cessent de cibler leurs demandes uniquement sur les gouvernements et sur des hausses qu’on prétend ne plus avoir les moyens de leur accorder. Plus que jamais, il semble essentiel de se concentrer sur les causes structurelles du sous-financement des États, en général, de faire comprendre que ce sous-financement, qui affecte tout le secteur public, est un choix politique. Les artistes ont dans leur manche une bonne visibilité médiatique et un sens du spectacle très développé, de précieux atouts pour dénoncer un système qui transforme le financement public en un luxe inaccessible.
Pour cela, peut-être faudrait-il qu’ils sortent d’un certain isolement et se joignent à tous ceux qui agissent dans ce sens, de manière à former un mouvement de masse significatif, apte à ébranler nos gouvernements.