Enseignement. Montrer l’exemple ou éveiller les esprits ?

No 82 - janvier 2020

Chronique Éducation

Enseignement. Montrer l’exemple ou éveiller les esprits ?

Entretien avec Chantal Poulin et Yann Robitaille

Wilfried Cordeau, Chantal Poulin, Yann Robitaille

L’enseignante au primaire Chantal Poulin et l’enseignant d’arts plastiques Yann Robitaille étaient du groupe de trois grimpeurs d’Extinction Rebellion qui se sont fait arrêter après avoir escaladé le pont Jacques-Cartier à Montréal, le 8 octobre dernier. Je les ai rencontrés pour discuter de la relation entre enseignement, urgence climatique et désobéissance civile. Propos recueillis par Wilfried Cordeau.

À bâbord ! : Quel était l’objectif de cette action ?

Chantal Poulin : L’idée, au départ, c’était d’essayer d’obtenir de la visibilité et d’accéder à des tribunes pour parler de l’urgence climatique et mettre l’environnement au cœur de la campagne électorale fédérale. On a proposé à Extinction Rebellion de grimper au sommet du pont et d’y étendre une grande bannière pour poser un geste de visibilité. L’objectif n’a jamais été de bloquer le pont ; pendant l’heure où on y était, il n’était pas bloqué. C’est la police qui a arrêté la circulation pour venir nous chercher. On nous a mis chacun dans une voiture individuelle, puis on a passé huit heures dans des cellules séparées. On était tous persuadé·e·s d’avoir complètement manqué notre coup : on n’avait pas atteint le sommet, on n’avait pas déployé la bannière. Mais, finalement, l’objectif médiatique était atteint. On ne se serait jamais attendus à une telle visibilité…

ÀB ! : Quel cheminement vous a conduit à choisir ce type d’action ?

Yann Robitaille : On s’implique depuis longtemps dans beaucoup de causes sociales, mais la lutte actuelle qui est rendue primordiale, qui est la lutte maîtresse, je dirais, pour moi, c’est l’environnement. Si on ne fait rien pour l’environnement, si la planète brûle, quelle justice sociale on va pouvoir gagner ? Pour nous, c’était clair qu’on était prêts à aller plus loin dans nos actions parce qu’on n’a plus le choix, comme société. On ne peut plus attendre que le gouvernement ou la société changent et agissent. On ne peut pas attendre que l’école fasse en sorte que nos jeunes, dans 20 ans, quand ils formeront la génération au pouvoir, seront assez éduqués pour faire des changements : il va être trop tard ! Il est là, le problème : il y a vraiment une urgence. Donc, il faut des vecteurs, il faut des gens qui sont prêts à aller plus loin pour créer le mouvement, pour faire bouger les choses. Qui vont « taper la trail », en quelque sorte…

ÀB ! : Si je comprends bien, la désobéissance civile s’inscrit dans une approche stratégique plus large ?

Y.R. : Si on veut provoquer des réflexions, si on veut faire bouger des choses ou provoquer un mouvement social, eh bien ça passe par la désobéissance civile non violente. Historiquement, c’est un vecteur qui permet de grands changements sociaux. Et on pense qu’on est rendus là, face à l’urgence climatique.

C.P. : La désobéissance civile, c’est quelque chose qui n’est jamais agréable dans le présent. C’est toujours quelque chose qui est glorieux dans le passé. C’est sûr que c’est dérangeant, par nature. Mais c’est le but. Ça se pratique quand l’espace du contrat social est rompu. Et, pour moi, le contrat social est brisé parce que l’État ne nous assure pas un environnement viable à long terme. Dans ces moments-là, il faut évaluer si c’est la loi qui doit primer ou si c’est la morale. Moralement, suivre la loi n’est plus acceptable, parce qu’il faut convaincre le gouvernement d’agir au plus vite, de toutes les façons possibles.

ÀB ! : Quand votre profession a été révélée, cela a créé un malaise. Pourquoi ? Est-ce qu’on ne peut pas à la fois enseigner et militer en 2019 ?

C.P. : On s’est fait demander si on était des bons modèles, quel message on envoyait aux jeunes.

Y.R. : En fait, c’est vraiment la question du modèle, là-dedans, qui est soulevée. Ce qu’on s’attend d’un enseignant, dans le fond, c’est que de 8 h à 17 h, il se donne 100 % aux élèves puis, en dehors de ça, c’est un citoyen modèle. Et même, à partir du moment où tu deviens enseignant, t’es un enseignant 100 % du temps. Moi, de 17 h à 8 h du matin, je suis un individu, je ne suis plus un enseignant, mais c’est comme si on me fait porter un poids social énorme d’être un enseignant en tout temps qui n’a pas le droit de transgresser la norme sociale, qui doit avoir une moralité irréprochable.

C.P. : L’enjeu du modèle, c’est qu’on a fait quelque chose d’illégal. Tu ne peux pas contester la loi. La loi, elle a raison. Le problème, c’est vraiment que tu ne peux pas sortir du cadre. Être un bon modèle c’est rester dans la norme ! Un bon modèle, c’est quelqu’un qui gère les devoirs et qui passe sa matière en faisant le moins de bruit possible, en ne dérangeant pas la conscience des parents. Tu fais ce que tu as à faire, entre les murs de l’école, et surtout tu ne déranges personne ! À la limite, on dirait que c’est encore l’image de l’ancienne maîtresse d’école qui n’a pas de fréquentations, qui se dévoue totalement et qui ne bouscule pas les mœurs de la communauté…

ÀB ! : Cette pression de l’enseignant modèle en tout temps, est-ce qu’elle vous force à séparer votre conscience citoyenne et votre obligation professionnelle ? À la limite, est-ce qu’enseigner peut être un acte militant ?

C.P. : Pour moi, ce n’est pas séparé du tout. Pour moi, l’enseignant·e est un éveilleur d’esprits en tout temps. J’ai décidé de devenir enseignante, justement, pour essayer de faire en sorte de former des citoyen·ne·s. C’est très important dans mon enseignement de faire en sorte d’éveiller les élèves, qu’ils comprennent, qu’ils décodent notre société. Mais présentement, les profs ont de la difficulté à juste avoir le temps d’enseigner. Souvent, il n’y a plus d’orthopédagogue, de psychologue, de travailleur social dans les écoles et les élèves ont des défis et des besoins vraiment très grands. Dans ce contexte, éveiller et nourrir une citoyenneté, ce n’est plus juste de l’enseignement, c’est de la militance au quotidien.

Y.R. : Pour moi, la différence est dans les moyens utilisés. Quand j’enseigne, je ne suis pas qu’un transmetteur de matière. Je veux former des citoyens critiques, des gens qui ont une vision différente également, surtout en arts : je veux leur permettre de vivre des expériences artistiques pour leur apprendre à voir les choses de façon différente, avec une certaine sensibilité, pour qu’ils aient un sens critique. À l’école, j’utilise la parole, les projets, je discute avec les élèves, je leur présente des artistes, des mouvements artistiques. C’est mon rôle d’enseignant, puis, à la limite, une forme de devoir citoyen, ou de devoir moral, aussi. Il y a un certain militantisme social là-dedans, parce que l’art est, par définition, une forme de révolte ou de rébellion contre la société ou l’ordre établi. Mais, en dehors de mon métier, par contre, je peux décider d’utiliser des moyens différents pour faire avancer la société. Pour moi, il y a là une distinction importante. Je ne suis pas juste un prof : je suis un citoyen, je suis un artiste.

ÀB ! : Et à l’inverse, est-ce que monter sur un pont, poser un acte de désobéissance civile, c’est une forme de pédagogie ou d’enseignement ?

C.P. : Ce n’est pas un geste enseignant, mais c’est un geste pédagogique. On a voulu montrer quelque chose. Et puis, on n’a pas fait un geste d’éclat anonyme où on s’est cachés. On l’a fait pour avoir une tribune. On avait un message à passer, c’était pédagogique. On ne s’est pas prétendus scientifiques, on ne faisait pas la morale, mais on demandait d’écouter la science. On n’aura pas fait changer d’idée tout le monde et on ne le fera jamais, c’est évident. Mais combien de familles, à l’heure du souper, ont été obligées de se poser ces questions-là ? Combien d’ados ont dû débattre avec leurs parents ? C’est incalculable, mais c’est géant !

ÀB ! : Vous avez peut-être réussi à provoquer une réflexion, à obliger les gens à prendre position.

C.P. : Et ça, c’est de la pédagogie !

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