Dossier : Le populisme de gauche. À

Dossier : Le populisme de gauche. À tort ou à raison ?

Le cri du peuple

Benoît Coutu

Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016, le mot « populisme » est sur toutes les lèvres. Loin d’être une nouveauté – nous en retrouvons des traces au 18e siècle autour de la Révolution française –, le terme est principalement associé, dans l’univers médiatique actuel, à des idéologies de droite ou d’extrême droite.

Utilisé la plupart du temps par des chroniqueurs et chroniqueuses sous un angle négatif pour disqualifier un mouvement, un parti ou une personnalité politique qui ferait référence au peuple afin de légitimer l’existence d’un programme politique jugé controversé puisqu’allant à l’encontre de l’idéologie néolibérale dominante, il menacerait pour cette raison la démocratie libérale telle que nous la connaissons.

Preuve en est le nombre d’ouvrages ou d’articles récemment publiés qui abordent les enjeux liés à l’articulation entre populisme et démocratie [1]. Il y a eu toutefois dans les dernières années l’émergence de partis politiques se revendiquant ouvertement d’un populisme de gauche, les exemples les plus cités étant Podemos en Espagne et La France insoumise en France. De ce côté de l’Atlantique, Québec solidaire s’en revendiquerait aussi et a été critiqué dans des journaux québécois notamment pour cette raison [2].

Un moment à saisir

Si les populismes de droite prennent généralement source dans les mouvements fascistes du début du 20e siècle, le populisme dit de gauche, expression hautement contestée [3], aurait pour source les expériences politiques bolivariennes au Venezuela et en Bolivie, et il se serait répandu en Europe occidentale et en Amérique du Nord à travers la diffusion des ouvrages d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe.

En valorisant ce type de populisme, ces deux philosophes proposent à la fois une critique, un dépassement et un renouvellement des forces de gauche. Précédé de nombreux autres ouvrages dans lesquels ces deux auteur·e·s ont progressivement construit cette proposition politique pratique, l’ouvrage phare auquel on peut référer est celui de Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 2018).

Nous pouvons résumer les idées qui soutiennent cette hypothèse populiste de gauche en cinq points :

  1. La crise financière de 2008 a débouché sur une crise de l’hégémonie néolibérale, ce qui a permis une ouverture à un « moment populiste » ;
  2. La gauche socialiste orthodoxe, traditionnellement fondée sur l’opposition gauche/droite, n’arrive pas à saisir ce moment en raison, premièrement, de l’essentialisation de la classe sociale inhérente à son idéologie politique, et deuxièmement par son incapacité à comprendre que la nouvelle domination s’effectue hors des processus de production économique ;
  3. Cette incapacité est redoublée par le fait que cette gauche traditionnelle s’est repositionnée au centre du spectre politique en acceptant nombre de prémisses de l’idéologie néolibérale. Ce faisant elle s’est fondue dans une mouvance social-démocrate « post-politique » qui l’indifférencie des autres tendances de centre-droit puisque devenue un simple réformisme économiciste. Bref, elle s’est d’elle-même neutralisée politiquement en adoptant une posture consensualiste ;
  4. Le politique étant par nature agonistique et non consensuel, il est nécessaire de ramener la distinction entre amis et adversaires politiques, ce qui implique de comprendre que la nouvelle rupture politique est dynamisée par la frontière entre élites et peuples ;
  5. En conséquence, il est nécessaire de reformuler un projet socialiste qui repose sur une radicalisation démocratique fondée sur la création du « peuple » comme stratégie discursive intégrant la pluralité des demandes et des acteurs.

En résumé, l’argument est le suivant : nous sommes présentement dans un « moment populiste » que la gauche socialiste doit saisir afin de contrer le spectre d’une « droitisation du monde [4] » qui plane au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès. Pour ce faire, nous devons voir la crise de l’hégémonie néolibérale comme une ouverture à de nouvelles possibilités démocratiques.

Dès lors, il importe de saisir cette opportunité afin de transformer notre conception libérale et consensualiste du politique en lui réintégrant sa dimension agonistique fondée sur le rapport conflictuel entre adversaires (et non ami/ennemi), entre autres par la reconnaissance de la centralité des passions et des affects comme dynamique politique [5], laquelle serait dorénavant fondée sur une rupture politique entre « élites » (oligarchies ou « castes ») et « peuples ».

Toutefois, afin de redéfinir un projet socialiste radical et de reformuler une démocratie plurielle qui sied à notre époque de crise généralisée, il est avant toute chose nécessaire de produire discursivement ce qu’est le « peuple », et ce, afin d’y inclure « la pluralité des agents sociaux et leurs combats [6] ». Cette production du peuple est une stratégie discursive qui permettrait alors de refonder la démocratie en rétablissant une nouvelle frontière politique située entre « le peuple » et « l’oligarchie » [7].

En objectivant de cette façon le théâtre des luttes idéologiques, cette stratégie inaugurerait un « retour du politique ». Ce n’est qu’ainsi qu’un nouveau projet socialiste pour le 21e siècle réussira à réunir les « variétés démocratiques » en établissant une chaîne d’équivalence entre les demandes hétérogènes [8].

Populisme de gauche et « droitisation » du monde

Dans l’espoir de revitaliser une démocratie à bout de souffle, Laclau et Mouffe présentent une théorie politique du populisme de gauche qui a une visée pratique en ce qu’elle cherche à dépasser, dans les discours militants comme sur le terrain des luttes, les limites auxquelles fait face la gauche traditionnelle au tournant du millénaire.

Bien que les deux auteur·e·s soient critiqués d’un côté par des courants plus radicaux, car ils n’appellent pas à dépasser le capitalisme, la démocratie et l’État, et de l’autre côté par des courants libéraux, car ils placent le conflit idéologique au cœur du politique, notre époque semble toutefois donner raison à Chantal Mouffe lorsqu’elle affirme qu’on ne doit pas laisser les partis de droite et d’extrême droite accaparer les passions et les affects politiques.

Nous en avons pour exemple les résultats électoraux dans la plupart des pays occidentaux, des gouvernements fascistes de l’Europe centrale aux partis fascisants en Europe de l’Ouest et dans les Amériques. Cet appel à entendre ce qu’il y a derrière les cacophonies de droite doit être pris au sérieux si nous voulons sauver notre commune humanité des affres de régimes génocidaires et ainsi assister passivement à l’érection de nouveaux totalitarismes.


[1Voir Jacques Rancière, Les Scènes du peuple, éditions Horlieu, 2013 ; Jean-Luc Nancy, « Populisme et démocratie », Libération, 4 novembre 2018.

[2Voir Antonin-Xavier Fournier, « Vers un populisme de gauche au Québec ? », Le Devoir, 8 janvier 2019 ; Fabien Deglise, « Un populisme distinct », Le Devoir, 2 février 2019 ; Jocelyn Maclure, « Le pacte faustien du populisme de gauche », La Presse+, 2 mars 2019 ; Gérard Bouchard, « Un populisme québécois ? », La Presse, 31 mai 2019.

[3Édouard Delruelle, « Populisme de gauche ou contre-populisme », en ligne, blogs.ulg.ac.be/edouard-delruelle/populisme-de-gauche-contre-populisme ; Bernard Poulet, « Un populisme de gauche est-il possible », Le Débat, vol. 2, no 204, 2019, p. 170-188.

[4François Cusset, La droitisation du monde, Paris, Textuel, 2016.

[5Chantal Mouffe, « Le politique ou la dynamique des passions », Politique et sociétés, vol. 22, no 3, 2003, p. 143-154.

[6Mouffe, op. cit., 2018, p. 13.

[7Ibid., p. 17.

[8Ibid.

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