Les Bienveillantes

No 20 - été 2007

Jonathan Littell

Les Bienveillantes

lu par Jacques Pelletier

Jacques Pelletier

Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, 907 p.

Le nazisme saisi à vif

Jonathan Littell, on le sait, a obtenu le prix Goncourt pour Les Bienveillantes. Cette reconnaissance prestigieuse n’ajoute et n’enlève rien non plus à l’intérêt intrinsèque de son énorme et passionnant roman sur l’Allemagne nazie saisie au moment de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci est évoquée pour ainsi dire de l’intérieur à travers la reconstitution de la trajectoire d’un acteur particulièrement représentatif de l’esprit du temps.

C’est ce point de vue singulier, cette approche qui privilégie l’expérience vécue d’un authentique nazi qui assure pour l’essentiel la puissance de ce témoignage. Pour être fictif, celui-ci n’en possède pas moins une incontestable part de vérité qui complète, sinon dépasse par certains aspects, celle fournie par la recherche proprement historique. À ce titre, on pourrait le rapprocher par exemple de La condition humaine d’un Malraux, extraordinaire révélateur de la révolution chinoise en émergence au cours des années trente comme Les Bienveillantes l’est à sa manière pour le nazisme de guerre.

Le récit se présente comme la confession, l’aveu testamentaire d’un ancien officier nazi, Max Aue, qui a survécu miraculeusement à la guerre, s’étant réfugié en France où il s’est reconverti en directeur d’une usine de textile et en citoyen paisible, doté de femme et d’enfants dont il assure bourgeoisement la subsistance. Au seuil d’une mort qui vient tranquillement le rejoindre, il éprouve le besoin de porter témoignage sur son engagement politique et militaire non pas tant par souci de vérité que par besoin de se « faire du bien », car il a l’humeur chagrine. Il espère, par l’écriture, s’en délivrer ou à tout le moins atténuer ses symptômes les plus gênants : les constipations, les diarrhées et les vomissements qui lui gâchent l’existence. Il ne regrette rien de son passé, estimant qu’il n’a fait qu’accomplir son devoir dans une conjoncture trouble, se présentant ainsi aux lecteurs comme un homme ordinaire, comme leur frère en somme.

Se réclamant de la même espèce commune, de la même humanité, il plaide du coup pour la reconnaissance de son « innocence » présumée, sa responsabilité individuelle ne faisant guère le poids face à une responsabilité collective davantage déterminante. En lui attribuant ce point de vue et cette ligne de défense, Littell soulève, à partir de la perspective de Aue, la grande question de la responsabilité individuelle et collective de chacun de nous face à l’Histoire. Cet enjeu décisif constitue la problématique centrale de son roman, ce par quoi il nous interpelle par-delà le contexte spécifique de l’expérience nazie.

Le héros-narrateur possède une double ascendance : allemande par le père mort au cours de la Première Guerre mondiale et dont le fils garde un souvenir idéalisé, française par la mère, veuve remariée détestée par Max Aue qui finira d’ailleurs par l’assassiner dans des circonstances qui demeureront nébuleuses jusqu’à la fin du roman. Citoyen possédant la double nationalité, il séjourne donc longtemps en France et fréquente au cours des années trente la nébuleuse fasciste parisienne, faisant la connaissance de quelques-uns de ses représentants les plus célèbres : Brasillach, Céline, Maurras, Rebatet, figures évoquées assez longuement dans son récit. Rentré en Allemagne, il poursuit des études en droit et adhère au parti nazi, à la fois motivé par des convictions idéologiques profondes et par un désir d’ascension sociale rapide. Il s’agit donc d’un véritable nazi, partisan du pan-nationalisme germanique tel que le conçoit et entend le pratiquer Hitler.

Le récit s’ouvre sur l’implication de Aue dans l’invasion de la Pologne puis de la Russie. Membre de la SS, il participe aux actions de nettoyage menées par les Einsatzgruppe d’abord contre les résistants de ces pays, puis rapidement par la suite contre les populations civiles, femmes et enfants compris, opérations qui préfigurent elles-mêmes la « solution finale » de la question juive. Témoin et acteur de ces actions effroyables, Aue les décrit dans le détail et dans toute leur horreur, du point de vue bien sûr de ceux qui les commettent et à partir des problèmes d’application qu’elles soulèvent pour leurs exécutants en quête de méthodes plus expéditives et moins éprouvantes, d’abord et avant tout pour eux-mêmes. Dans le cadre de ces missions bien particulières, il devient ensuite un chercheur, spécialiste de la question des nationalités dans les pays d’Europe de l’Est, apte à distinguer – au nom soi-disant de la Science – lesquelles sont juives ou ne le sont pas. Il participe à la bataille de Stalingrad, en réchappe grâce à une blessure miraculeuse qui le ramène à Berlin où il est soigné et remis sur pied. Il en repart pour une nouvelle mission, cette fois à titre de chercheur et d’organisateur de la force de travail esclave, constituée par les prisonniers de guerre, mise au service des usines d’armement allemandes par Albert Speer. Véritables bagnes dans lesquels les détenus s’épuisent au travail en mourant de faim et dont le récit offre une description saisissante, en particulier du camp de Dora, enfer dantesque que visite le narrateur, accompagné par Speer qui éprouve des nausées à la vue des silhouettes des morts-vivants qui y circulent, le regard éteint et hagard, provenant d’outre-tombe. Son parcours emprunte ensuite le chemin d’Auschwitz où le héros aboutit au moment de l’évacuation forcée du camp sous la menace de l’avancée des troupes russes : odyssée éprouvante, dramatique, ponctuée par des milliers de morts, dont encore une fois Aue réussit à se tirer par un jeu de circonstances favorables. À travers cette reconstitution d’un destin, Littell dresse le portrait d’une époque de bruit, de fureur et de crimes qui constitue un précédent dans l’histoire de ce qu’il faut bien appeler l’inhumanité.

La force de son récit consiste justement dans son choix de procéder à partir d’un cas singulier. Aue, en effet, n’est pas une simple figure réduite à sa dimension politique. Il vit aussi un drame personnel inséré dans un roman familial qui a son importance. Partagé entre un père hypostasié qui lui sert de modèle et d’inspiration et une mère violemment détestée, il est habité par le souvenir obsessionnel de l’amour incestueux éprouvé dans l’adolescence pour sa sœur jumelle, Una, seule passion amoureuse véritable qu’il ait éprouvée sur le mode de l’absolu et qu’il déplacera, par transfert, sur le terrain du politique. Ce drame privé n’explique pas tout non plus, bien sûr, mais il donne une complexité et une profondeur au personnage qui expliquent l’intérêt que l’on ressent pour lui tout en n’effaçant pas le sentiment d’horreur et de rejet également éprouvés pour le Mal qu’il symbolise de manière aussi conséquente qu’exemplaire.

En créant ce personnage fascinant et repoussant à la fois, Littell marche sur une corde raide, funambule constamment menacé de tomber d’un côté dans la banalisation – et la disculpation – du Mal, et de glisser de l’autre côté dans la diabolisation et la disqualification sans appel de son incarnation luciférienne. Sa représentation nuancée n’exclut cependant ni le jugement ni la condamnation. Aue demeure un parfait salaud du début à la fin de sa trajectoire, mais un salaud que l’auteur tente de comprendre de l’intérieur et d’expliquer. Il nous permet ainsi de prendre une meilleure mesure de l’événement historique dont il est un acteur et un témoin privilégié. Le romancier, réussissant cela, a su utiliser de manière remarquable le singulier pouvoir de la littérature de dire de manière indirecte, oblique, ce qui autrement demeure insaisissable. C’est là la très grande force de son immense récit qui nous donne à lire le nazisme dans sa chair vive, tel qu’incorporé et vécu par ses animateurs sur le plan personnel et existentiel.

Thèmes de recherche Littérature, Livres, Histoire
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