Cent jours de lumière dans la grande noirceur

No 16 - oct. / nov. 2006

Valleyfield - 1946

Cent jours de lumière dans la grande noirceur

par Pierre Legendre

Pierre Lagrenade

Il existe à Salaberry-de-Valleyfield une coalition intersyndicale dont le nom est COTON 46. Les organisations régionales de la FTQ, de la CSN, de la CSQ, du SFPQ et de la FIIQ ont choisi cette appellation afin de maintenir le souvenir de la grève de 1946 menée par les ouvriers et ouvrières de la Montreal Cottons. Pour perpétuer la mémoire de cette lutte, COTON 46 a lancé une souscription auprès des syndicats du Québec et de la population locale afin d’ériger, au cœur de la ville, juste en face de l’ancienne usine convertie en Centre des congrès, un monument commémoratif. Confié à la réalisation des sculpteurs Reynald Piché et Denis Poirier, ce monument présente une femme, un homme et un enfant prenant leur envol vers la Baie Saint-François. On souligne ainsi le fait qu’en 1946, des familles entières employées par la Montreal Cottons réussissaient à imposer le règlement d’une première convention collective à leurs exploiteurs.

Valleyfield, la ville d’une compagnie

Pour comprendre l’importance de cette grève, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Vers la fin du XIXe siècle, la ville de Salaberry-de-Valleyfield s’est construite autour de l’usine de la Montreal Cottons. Les conditions de travail y étaient particulièrement pénibles : des familles entières, femmes et enfants compris, y travaillaient six jours par semaine dans des conditions d’humidité et d’insalubrité épouvantables. Au début, les piètres salaires étaient donnés non pas aux individus, mais à la famille, selon le nombre de personnes travaillant à l’usine. On vivait dans des logements qui appartenaient à la compagnie. On achetait les provisions au magasin et le lait à la ferme de l’entreprise. Quant à l’électricité, elle était fournie par la centrale de la compagnie. Les dirigeants de l’entreprise contrôlaient, à toutes fins pratiques, l’ensemble de la ville et son conseil municipal. Lorsque les inspecteurs fédéraux visitaient l’usine, les patrons étaient avertis et faisaient cacher les enfants dans les boîtes de coton. De la haute direction jusqu’aux contremaîtres, on était unilingue anglais. La totalité des ouvrières et ouvriers, les mill hands comme on les appelaient, étaient francophones et avaient intérêt à savoir déchiffrer les ordres qu’ils recevaient en anglais.

Au cours des années 1930, la Montreal Cottons de Valleyfield était devenue le château fort du consortium de la Dominion Textile. De fait, elle représentait la plus importante usine de textile au Canada. Plus de 3 000 personnes y travaillaient. De nombreux conflits et tentatives de syndicalisation ont jalonné l’histoire de l’entreprise. Les propriétaires de l’usine de Valleyfield, aidés par l’armée, la police, les juges et le clergé, avaient toujours réussi à mâter les révoltes.

Une longue et patiente campagne d’organisation

En 1942, Kent Rowley, jeune organisateur syndical de Montréal, est envoyé à Valleyfield pour aider les ouvriers de l’usine d’armement (la future Expro) à se syndicaliser. Il est alors stupéfié par le contrôle que les dirigeants de la Montreal Cottons exercent sur la ville et par les horribles conditions de travail prévalant à l’usine. Kent Rowley rencontre Trefflé Leduc, un vieil ouvrier à l’emploi de l’usine depuis l’âge de 12 ans, qui s’était déjà signalé dans les différentes luttes menées au cours des dernières années. Avec l’aide et l’expérience de ce travailleur, Rowley entreprend une campagne d’adhésion aux Ouvriers unis du textile d’Amérique. Après plusieurs mois d’organisation, le syndicat est accrédité par le gouvernement fédéral, comme c’était l’obligation au cours de la guerre de 1939-1945. Des négociations sont alors ouvertes avec la compagnie qui ne veut, évidemment, rien savoir du syndicat. Comme il est interdit de faire grève en pleine période de guerre, ce qui prive le syndicat de tout moyen de pression, le découragement gagne un certain nombre de militantes et de militants. Kent Rowley, aidé de Madeleine Parent et de Trefflé Leduc, travaille pendant quatre années à remobiliser les salariées. Dans des petites réunions de cuisine et des assemblées au local du syndicat, on discute des améliorations à apporter aux conditions de travail. Les femmes, qui travaillent en grand nombre dans l’usine, sont particulièrement intéressées par l’adoption d’une règle d’ancienneté leur permettant de contrer le harcèlement des contremaîtres. Ces derniers ont alors coutume, quand les femmes résistent à leurs avances, de les menacer d’un transfert sur des machines plus pénibles et moins payantes.

La grande noirceur du gouvernement de Duplessis

Le droit de grève étant récupéré avec la fin de la guerre, c’est le 1er juin 1946 que les syndicats des usines de textile de Montréal et de Valleyfield décident, ensemble, de déclencher un débrayage pour forcer la compagnie à négocier leurs conditions de travail et de vie. Pour les usines de Montréal, la compagnie offre un règlement, mais il n’est pas question de reconnaître l’existence d’un syndicat dans son château fort de Valleyfield. Les syndiquées de Valleyfield acceptent alors que leurs camarades de Montréal mettent fin à leur grève et décident de poursuivre seuls.

De mèche avec les dirigeants de la compagnie, Duplessis ordonne à ses juges de refuser de reconnaître un syndicat accrédité par Ottawa, de déclarer illégale la grève de Valleyfield et d’y interdire le piquetage. Soupçonnés d’être des communistes, Kent Rowley et Madeleine Parent deviennent les ennemis jurés de Duplessis. Le clergé n’est pas en reste : le cardinal Léger, alors vicaire de l’évêché de Valleyfield, se sert de ses sermons du dimanche pour alimenter la répression contre les grévistes. Un noyau d’étudiants du collège, affilié aux Jeunesses Étudiantes Catholiques, va d’ailleurs saccager le local des grévistes. De son côté, la police provinciale est dépêchée à Valleyfield pour prêter main-forte à la milice privée de la compagnie.

La mobilisation des ouvrières et des ouvriers

Avant même que ne se déclenche la grève, le courant populaire de révolte contre la compagnie était tel qu’un nouveau maire, Robert Cauchon, était élu avec l’appui des ouvrières et ouvriers de l’usine. Sous les pressions de la population, le chef de police de la ville, connu pour être au service de l’entreprise, était congédié. C’était pour se retrouver, dès le lendemain, chef de la milice privée de celle-ci.

Conscients que le support de la population était essentiel à la victoire, chaque dimanche soir, les organisateurs du syndicat organisent une assemblée publique sur la place du marché. De leur côté, les mères et les épouses des grévistes mettent sur pied l’organisation des Dames auxiliaires du syndicat. Léa Duval, mère de deux fils et d’une fille grévistes, en est l’animatrice. Ces femmes rencontrent les cultivateurs et les commerçants de la région pour alimenter la cantine des grévistes, calment les propriétaires qui ne reçoivent plus le loyer des familles de grévistes et accompagnent les dirigeants du syndicat dans toutes leurs démarches.

La journée du 13 août

Voyant que le moral des grévistes ne s’émousse pas, la compagnie organise un grand coup pour le 13 août, de connivence avec les curés des paroisses de Valleyfield. Une messe matinale est célébrée, regroupant de petits contingents de briseurs de grève qui, par la suite, se dirigent en procession vers l’usine. Attendus à la porte par la police provinciale, ils pénètrent dans l’entreprise et, ensuite, furent pris en charge par la milice privée de la compagnie. Informés que les patrons, cherchant à briser la combativité des grévistes, entendent faire sortir les briseurs de grève pour l’heure du dîner et les faire revenir par la suite, les dirigeants du syndicat mettent en branle la mobilisation populaire. Les grévistes sont appelés à se présenter devant l’usine pour 11 heures. Les Dames auxiliaires font passer le mot par les livreurs de lait, de glace et de pain, si bien qu’à 11 heures précises, ce sont plus de 5,000 personnes qui sont rassemblées aux différentes portes de l’usine. Sur le coup de midi, la police provinciale tente, sans succès, d’ouvrir un passage pour laisser sortir les briseurs de grève. Devant la résistance des manifestants, la police se met à lancer des grenades lacrymogènes, auxquelles répondent les pierres des manifestants. Débordé, le capitaine Labbé de la police provinciale hisse un drapeau blanc et demande à parlementer avec les manifestants. Kent Rowley, accompagné d’un représentant du syndicat et de deux membres des Dames auxiliaires, va négocier l’entente suivante : la police provinciale escortera le chef de la milice privée de la compagnie (ancien chef de police de la ville) et ses fiers-à-bras hors des limites de la ville, tandis que les officiers syndicaux, de leur côté, accompagneront les briseurs de grève jusqu’à leur domicile avec la promesse que l’usine restera fermée jusqu’à la fin de la grève.

Dans les jours qui suivirent, Kent Rowley est arrêté et emprisonné. C’est alors Madeleine Parent, également sous le coup d’une arrestation, forcée ainsi d’être dans la clandestinité, qui prendra pendant trois semaines la direction de la grève. La détermination des grévistes étant plus forte que jamais, la compagnie est obligée de négocier une entente qui, trois semaines plus tard, est entérinée par le syndicat : la compagnie accepte de négocier une première convention collective à condition qu’une fois retournés à l’usine, les travailleurs se soumettent à un vote d’allégeance syndicale supervisé par le ministère du Travail afin de confirmer ou non la représentativité du syndicat.

La veille du vote, le syndicat menace de boycott les représentants du ministère si les boîtes de scrutin et la votation ne sont pas surveillées par des représentants du syndicat autant que par les représentants de l’union de boutique mise sur pied par la compagnie. Le vote se tient donc à l’usine, de 6 heures le matin à 19 heures. Dans la soirée, le maire de Valleyfield réussit à rejoindre Madeleine Parent pour se plaindre du fait que plus de 1 500 cyclistes massés autour du Palais de Justice empêchent les représentants du ministère, venus faire le comptage des voix, d’en sortir. Madeleine Parent l’assure qu’une fois connus les résultats du vote, les officiers du syndicat iraient convaincre les cyclistes de libérer le Palais de Justice. Quelques minutes plus tard, on apprend que le syndicat choisi par les travailleurs avait gagné par deux tiers des voix.

Un des premiers coups de clairon de la Révolution tranquille

En plus de la reconnaissance du syndicat de leur choix et de la conclusion d’une première convention collective, la lutte des cent jours de l’été 1946 a ouvert la voie à la syndicalisation de l’ensemble des usines de la région. Les patrons ont compris qu’il était périlleux de s’opposer à des travailleurs déterminés. La grève de 1946 a également contribué à l’essor de l’ensemble du peuple québécois en s’opposant au gouvernement, à la police et aux juges du régime de Duplessis, ainsi qu’au pouvoir du clergé et de la petite bourgeoisie locale. Les grévistes de 1946 ont sonné l’un des premiers coups de clairon annonciateurs de la Révolution tranquille. Dans les maisons des familles très catholiques des grévistes, il n’était pas rare de voir les portraits de Kent Rowley et de Madeleine Parent accrochés à côté du crucifix. Les ouvrières et ouvriers de Valleyfield ont pris leur situation en main. Ce ne sont ni les curés, ni les autorités, quelles qu’elles soient, qui sont en mesure, hier comme aujourd’hui, de leur dire quoi penser et quoi faire.

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