Dossier : Impérialisme canadien

Dossier

Le Canada : conquérant ou inféodé ?

par Mouloud Idir, Benoit Renaud et Claude Rioux

Mouloud Idir, Benoit Renaud, Claude Rioux

Ce dossier sur la politique étrangère canadienne était devenu nécessaire. L’appui canadien à l’agression israélienne contre le Liban et l’implication grandissante du Canada dans la guerre néocoloniale d’Afghanistan apparaissent comme des révélateurs d’une politique étrangère impérialiste qui, si elle n’est pas complètement nouvelle, n’en demeure pas moins inquiétante. Cependant que de plus en plus de voix s’élèvent pour exiger un retrait immédiat des troupes canadiennes d’Afghanistan, la propagande pro-guerre s’intensifie dans les médias de masse et chez la classe politique, laissant présager le maintien du cap militariste de la politique étrangère canadienne.

S’il y a bel et bien eu une période où les grands intérêts canadiens jouaient sur deux tableaux à la fois – alliance avec les États-Unis (OTAN, coopération des complexes militaro-industriels) et discours « indépendant » de nature à ouvrir d’autres portes du côté des pays du tiers-monde (asile aux draft dodgers états-uniens, relations cordiales avec Cuba) –, depuis la fin des années 1980, la seconde voie n’offre plus guère de perspectives de profits. Ce phénomène s’est évidemment intensifié après les attentats du 11
Septembre : les « gros coups » commerciaux semblent davantage au bout du fusil que fruits de la simple « compétition »...

Paradoxalement, la brutalité grandissante de la politique étrangère canadienne s’articule avec une collaboration de plus en plus intime avec les ONG canadiennes. L’approche dite des « 3 D » (défense, diplomatie, développement) confirme la tendance de l’État à enrôler les ONG dans ses projets militaristes, avec les sommes d’argent importantes dédiées au « développement » et à la « reconstruction » des pays envahis.

Alignement ou autonomie ?

On entend souvent dire que la politique étrangère canadienne serait trop « alignée sur les États-Unis » et aurait intérêt à être plus « indépendante ». Parfois, on accuse des politiciens (en particulier Brian Mulroney) d’avoir vendu la souveraineté nationale pour un plat de libre-échange. Diverses approches de cette nature pourraient être regroupées dans la catégorie du « nationalisme canadien progressiste ». La croyance populaire veut que le Canada soit intrinsèquement pacifique et bienveillant et que seule sa situation de dépendance et de servilité à l’endroit des États-Unis peut expliquer des actions comme la participation du Canada aux guerres de conquête (Irak, 1991 et Afghanistan, 2001) ou la politique pro-israélienne du gouvernement Harper dans la guerre du Liban.

Cette perception est enracinée dans une vaste tradition intellectuelle remontant à la gauche communiste des années 1930 et dont les heures de gloire furent la période de la fin des années 1960 et du début des années 1970. On présentait alors le Canada comme un pays dont l’économie était subordonné à celle du voisin du sud et dont la situation se comparait à celle d’une néocolonie du tiers-monde, « un pays dépendant industrialisé » [1].

Dans les années 1980, c’est la campagne contre le traité de libre-échange avec les États-Unis qui était animée en partie par ce type de discours. C’est par exemple durant cette période (1985) qu’a été fondé (par Maude Barlow, une ancienne libérale) le Conseil des Canadiens (CoC), un organisme non partisan voué à la défense de la souveraineté canadienne et de ce qu’on appellerait aujourd’hui le « bien commun ». La victoire conservatrice de 1988, puis le ralliement du gouvernement Chrétien à l’ALÉNA en 1993, semblaient signaler la fin du nationalisme économique et du protectionnisme, et l’établissement d’un consensus au sein de la classe dirigeante en faveur de la libéralisation du commerce.

Depuis, on a pu observer le comportement des délégations canadiennes dans les conférence économiques internationales. Celles-ci sont particulièrement agressives dans leur poursuite de l’ouverture des marchés des pays du Sud et souvent plus dures même que les États-Uniens dans leurs positions favorables aux multinationales occidentales, telles la protection des brevets et la privatisation de l’éducation.

C’est la montée d’un mouvement international de résistance aux politiques néolibérales qui devait rouvrir le débat sur les politiques économiques. Dans ce contexte de développement d’un vaste mouvement de dénonciation des politiques impérialistes du gouvernement canadien, la revue Canadian Dimension a décidé de ramener l’idée du nationalisme canadien de gauche dans son édition de juillet/août 2002, en reprenant la caractérisation de l’économie canadienne comme étant « dépendante » et basée sur «  les ressources naturelles ».

La nature du capitalisme canadien

D’abord, le prétendu « contrôle des États-Unis » sur le capitalisme canadien est un leurre. Entre 1965 et 2002, la proportion la plus élevée des actifs entre des mains états-uniennes a été de 17,5 % en 1968. Après cette date, la proportion a diminué graduellement jusqu’à environ 10 % en 1991. Depuis, elle n’a jamais remonté plus haut que 13 %. Si l’on compte en termes de revenus plutôt que d’actifs, la tendance à long terme est semblable, avec un maximum de 27,5 % en 1971 [2].

Même si l’on concentre l’analyse sur le secteur stratégique de la transformation (ou secteur secondaire), la proportion la plus élevée de contrôle états-unien pour le dernier demi-siècle a été de 45 % en 1969. Mais pour la période plus récente, de 1987 à 2002, cette proportion oscille autour du tiers de tout le secteur manufacturier, qui comprend les divisions canadiennes des grandes compagnies automobiles, très présentes dans l’économie du sud de l’Ontario.

On est loin de l’accaparement de toute l’économie canadienne par le capital états-unien ! Étant donné que le contrôle étranger de pays autres que les États-Unis est assez minime, on peut conclure que l’économie canadienne est depuis longtemps, et a tendance à demeurer, essentiellement entre des mains canadiennes. Même le traité de libre-échange mis en application depuis 1989 ne semble pas avoir renversé cette tendance de fond.

Un élément clé de la vision d’un Canada « dépendant » est l’importance accordée au secteur des matières premières dans son économie : le Canada importerait du capital et des produits manufacturés et exporterait des matières premières, créant ainsi une situation d’échange inégal de type néocolonial. Pourtant, au début des années 1970, les exportations canadiennes de produits se divisaient à parts à peu près égales entre les matières premières, les produits semi-transformés et les produits manufacturés finis. Cette tendance est à la hausse et la proportion de produits finis dans les exportations oscille autour de 50 % depuis 1991.

En fait, le Canada est un des grands pays exportateurs du monde. En
proportion de son PIB, le Canada exporte quatre fois plus que les États-Unis, soit environ 16 %. Les grandes entreprises canadiennes ont donc intérêt à maintenir un système économique mondial ouvert, ce qui peut expliquer l’agressivité des délégations du Canada à l’OMC et au Sommet des Amériques.

Enfin, bien que les investissements de capitaux états-uniens au Canada soient massifs, entre 1997 et 2002, les compagnies canadiennes ont fait plus d’acquisitions de compagnies états-uniennes que l’inverse. L’importance des investissements étrangers au Canada est partie prenante d’une intégration grandissante de l’économie nord-américaine. En fait, la tendance récente est que le Canada exporte plus de capitaux qu’il n’en importe (depuis 1997), tandis que les États-Unis sont devenus des importateurs nets de capitaux (depuis 1983). Si on utilisait le seul critère de l’importation de capital pour déterminer le statut « dépendant » d’une économie nationale, alors ce sont les États-Unis qui seraient la plus grosse colonie du monde !

Quelques conclusions préliminaires

Le Canada a développé un marché interne viable depuis la Confédération. Le capitalisme canadien est prospère et avancé et la bourgeoisie canadienne est directement intéressée par le développement de la situation internationale. Ses plus grandes entreprises ont des investissements aux quatre coins de la planète, elles participent de plain-pied à l’exploitation néocoloniale – particulièrement dans le secteur des mines et de l’énergie (voir les encadrés sur des études de cas) – et elles veulent les préserver en s’appuyant sur l’État canadien et sa politique étrangère.

Le récent virage militariste et interventionniste dans la politique étrangère canadienne est le prolongement d’une vieille politique qui traverse les lignes de parti. Il correspond à une stratégie d’ensemble basée sur les succès du capitalisme canadien et le déclin relatif des États-Unis dans l’économie mondiale [3]. Cette politique est résolument libre-échangiste et multilatéraliste parce qu’on craint avant tout un repli protectionniste des États-Unis. Il s’agit de convaincre Washington de miser sur une stratégie continentale, en alliance avec le Canada, face aux blocs concurrents en Europe et en Asie.

L’enlisement des troupes états-uniennes en Irak pose un problème de taille pour la réalisation de cette stratégie. Si les États-Unis ressortaient affaiblis de leur tentative de restructuration du Moyen-Orient, cela pourrait entraîner un déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Europe et l’Asie ainsi qu’un accès plus difficile à certains marchés (en Asie Centrale et dans le Golfe Persique, notamment) pour les investissements et les produits canadiens. Il est donc naturel que la bourgeoisie canadienne prenne un virage militariste de manière à aider leur allié en prenant le relais en Afghanistan. Il n’est pas étonnant non plus que le gouvernement Harper, continuant le travail amorcé sous Chrétien et Martin, soit complètement dévoué à la « guerre contre le terrorisme ». Toutes ces politiques ne sont pas le résultat d’une quelconque servilité mais plutôt de la défense intelligente de leurs propres intérêts.

Le Canada complice

Comme le rappelait récemment l’intellectuel et militant israélien Michel Warschawski, la situation actuelle en est une de « guerre globale, permanente et préventive, planifiée par les néoconservateurs et initiée par la Maison Blanche après le 11 septembre. […] Une guerre de classe au niveau planétaire, pour la recolonisation du monde et l’imposition d’un
nouveau système impérial au service du néo-libéralisme.
 » [4] Dans cette « guerre de classe au niveau planétaire », la bourgeoisie canadienne et son État ont choisi leur camp, un choix dicté autant par la conscience d’intérêts communs avec les dirigeants politiques et économiques états-uniens que par le partage avec eux d’une culture et de valeurs communes.

Raymond Legault, porte-parole du Collectif Échec à la guerre, terminait ainsi un discours devant la manifestation du 6 août dernier à Montréal : « Nous affirmons haut et fort que la prétendue guerre contre le terrorisme est un prétexte, un écran de fumée pour camoufler une guerre de conquête et de domination, une guerre d’expansion de l’empire états-unien. Cette guerre est menée par une alliance politique et militaire étroite qui comprend les États-Unis et l’Angleterre, bien sûr, mais aussi le Canada. Cette guerre a présentement trois fronts principaux : l’Irak, où l’armée états-unienne s’enlise de plus en plus ; le Proche-Orient, où c’est Israël qui en est l’agent central ; et l’Afghanistan, que les États-Unis aimeraient bien sous-contracter entièrement à l’OTAN et où le Canada est grandement impliqué. Il faut cesser d’entretenir des illusions sur le rôle de l’armée canadienne en Afghanistan : l’armée canadienne fait partie d’une armée étrangère d’occupation dans ce pays et doit s’en retirer immédiatement. »

« On entend souvent dire, a-t-il ajouté, que Stephen Harper reprend servilement la politique étrangère états-unienne, qu’il abandonne les “valeurs canadiennes”, etc. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Les positions du gouvernement Harper, tout comme celles que véhiculait l’énoncé de Nouvelle politique internationale du gouvernement Martin avant lui, ne servent pas que les intérêts de l’empire états-unien. Elles sont d’abord et avant tout l’expression des composantes de la société canadienne qui appuient cette guerre et qui pensent en tirer profit. À titre d’exemple, cela fait déjà quelques années que le Conseil canadien des chefs d’entreprises (CCCE) fait la promotion [du] Partenariat de sécurité et de prospérité avec les États-Unis. On ne peut pas dénoncer la guerre de façon conséquente, sans identifier et dénoncer les forces qui l’appuient ici même, dans notre société. »

Le militarisme n’est pas une créature avec sa propre logique désincarnée, mais un instrument au service de certains intérêts. L’intégration économique et militaire avec les États-Unis ne se fait pas sur la base d’une hypothétique dépendance, mais sur le socle d’une convergence d’intérêts bénéfique aux grandes entreprises des deux côtés de la frontière.


[1Voir Kari Levitt, Silent Surrender : the Multinational Corporation in Canada, Toronto, MacMillan, 1970.

[2Paul Kellogg, « Kari Levitt and the long detour of Canadian political economy », Studies in Political Economy, no. 76, automne 2005, p. 31-60.

[3La tendance à long terme est au déclin relatif des États-Unis face à la concurrence du Japon, et plus encore de l’Union Européenne, qui abrite maintenant une proportion des plus grandes entreprises privées équivalente à celle de nos voisins du sud (environ 40 % chacun, avec 10 % pour le Japon et 10 % pour tous les autres réunis).

[4Michel Warschawski, « Israël aux premières lignes de la guerre globale », Alternatives, vol. 13, no. 1, septembre 2006.

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