Dossier : Transports, écologie et

Transport des personnes

On s’assoit dans le siège arrière et on mange un char...

par Débora Pinheiro

Debora Pinheiro

Comme le rappelle Quentin Wilson, le célèbre chroniqueur automobile britannique, parmi tous les symboles matériels de la société industrielle fixant notre valeur et notre statut, l’automobile demeure le plus puissant. Maître de soi-même, on peut apparemment aller là où on veut, quand on veut, avec qui on veut, en empruntant les sentiers battus que l’on veut. Née sous le signe de la liberté et de l’autonomie, l’automobile s’est greffée, tel un périphérique, à un nouveau modèle d’homme (excusez, mesdames, mais le féminin n’est pas utilisé ici exprès).

« Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement ».
 George Orwell

Dans la société capitaliste, la prouesse de conquérir l’espace-temps a un prix : se faire engloutir par la technologie qui, à son tour, est engloutie par l’idéologie du profit. À ce point-ci de sa quête de se transporter plus loin et plus vite, le primate qui a voulu marcher debout se place, pour le moment, dans une position écrasante : celle de la liberté conditionnée.

Opération nettoyage : à bas le transport collectif

Au début du XXe siècle, toutes les villes industrialisées d’importance étaient dotées d’une technologie de transport urbain à la fois moderne et adaptée à la vie urbaine, le tramway en surface et, pour les très grandes villes, le métro souterrain. Richard Bergeron, auteur du Livre noir de l’automobile, raconte que, devant cet avenir bouché de l’automobile, Alfred P. Sloan, PDG de General Motors (GM) décréta : « Inventons la ville de l’auto ! ». Plus encore : « Faisons disparaître le tramway ! » Pour ce faire, aux États-Unis, où 1 200 sociétés de transport de tramway détenaient 44 000 voies, employaient 300 000 personnes et transportaient annuellement 14 milliards de passagers, GM a trouvé le talon d’Achille de ces sociétés de transport collectif, pour ensuite les démanteler facilement. « Les analystes à la solde de GM découvrirent que les propriétaires de ces réseaux, les sociétés productrices d’énergie électrique, se servaient de leurs sociétés de tramway, peu rentables, pour compenser les profits générés par la vente d’énergie et ainsi ne pas payer d’impôt », explique Richard Bergeron.

Au début des années 30, GM dénonça la manoeuvre au Congrès, en chiffrant l’étendue des pertes fiscales par l’État. Lorsque le gouvernement eut interdit aux compagnies productrices d’énergie d’être propriétaires de sociétés de tramway, GM a acheté ces réseaux et, en peu de temps, plus de 100 réseaux de tramway furent démantelés dans 45 villes étatsuniennes. Histoire de faire les choses correctement, « en avril 1949, un jury fédéral déclara GM coupable d’avoir comploté avec Standard Oil et Firestone Tire, lui imposant une modeste amende de 5 000 $ US, et à son trésorier un dollar d’amende », ajoute Bergeron. Par le biais de tactiques similaires, GM et d’autres compagnies ont balayé des réseaux de transport collectif dans d’autres pays. Aujourd’hui, note le mathématicien et militant anti-apartheid Josea Jaffe, l’industrie des véhicules motorisés est la plus grande du mode de production capitaliste moderne et la valeur totale mondiale des automobiles équivaut à environ 30 % du produit national net mondial.

Qui se meut par soi-même ?

Après la IIe Guerre mondiale, l’automobile s’intègre à la consommation massive dans les pays industrialisés. À cette époque, on assiste, sur le siège du passager, au déclin du transport en commun et à une popularisation de la voiture. Pour elle, les villes se transforment, les coutumes se réinventent, le corps se plie, l’économie se restructure, les valeurs se troublent. Le Syndicat des travailleurs allemands sous le gouvernement de Hitler transforme des Coccinelles en un instrument de « libération » (sic) capable de rendre « la force par la joie » ("Kraft durch Freunde", le slogan de la voiture du peuple). Roland Barthes regarde une Citroën DS Cabriolet et y voit une cathédrale gothique. Le char se décolle du créateur et se personnifie, devenant papamobile, batmobile, la coccinelle toute équipée de Disney.

Prenant toute la place qu’on lui accorde, autant sur la route que dans l’idéologie, elle a accepté le mandat d’ôter du chemin de l’homme tout projet collectif. L’automobile individuelle devient, enfin, le véhicule par excellence des valeurs les plus profondes du système capitaliste. Cette actualisation de la voiture dans l’espace-temps de l’économie du gaspillage se fait progressivement, au fur et à mesure que l’ère industrielle prépare le terrain pour l’ère de la consommation massive.

Bien qu’elle soit vendue à grande échelle – il y aurait, selon Josea Jaffre, environ 550 millions d’automobiles dans le monde –, la voiture demeure un symbole de réussite et la diversité de modèles se charge de traduire avec minutie les clivages socio-économiques. Chose certaine, ne pas avoir de voiture est un signe de marginalité – voulue ou imposée. Un travailleur de classe moyenne a au moins une voiture chez lui, si on s’attarde aux paramètres des pays industrialisés. Comme l’a annoncé Adam Smith, on s’est rendu à l’opulence universelle, où la surconsommation peut s’étendre aux plus basses classes de la société – si on fait abstraction de la moitié de la planète qui sombre dans la pauvreté extrême et qui ne compte pas, au bout du compte, puisque ce ne sont pas des consommateurs. À qui pourra s’y intéresser, Hosea Jaffe décrit dans Automobile, pétrole, impérialisme le scénario qui convertit les travailleurs du Tiers monde et les ressources pétrolières en socle de d’industrie automobile.

En ce qui concerne la question qui a autrefois intrigué Adam Smith, incertain au sujet du caractère limité ou infini des besoins humains, on a trouvé la réponse dès qu’on a réussi à faire exploser la capacité de production tout en instaurant une consommation de masse.

Pour démarrer et accélérer cette stratégie, mise en branle à la suite de la guerre de 39-45, l’automobile a fonctionné à la merveille. «  C’est d’abord la diffusion plus large de la voiture qui permet au modèle résidentiel de la banlieue pavillonnaire, si fortement consommateur de biens durables, autant que non durables (ce qui inclut les réseaux routiers et autoroutiers) de s’imposer », remarque Richard Bergeron. L’avènement de la voiture conçue pour être obsolète prouve que la croissance infinie des besoins n’est pas que quantitative, mais aussi qualitative.

Bergeron rappelle que l’un des moyens les plus efficaces pour inciter à la surconsommation qui s’est ancrée dans notre mode de fonctionnement actuel fut de sortir les femmes des usines où, durant la guerre, elles s’étaient montrées aussi compétentes que les hommes qu’elles remplaçaient. C’est là le point de départ de la période du baby boom. Quelques années plus tard, on roulerait dans le sens inverse, la stratégie étant plutôt de capitaliser sur l’émiettement du noyau familial et la dissolution de toute forme de collectivité. Aujourd’hui, les femmes du meilleur des mondes ne font guère de bébés mais, tout comme les hommes, elles deviennent gaga devant une bagnole. C’est pourquoi au cours des premières années du XXIe siècle, le nombre d’automobiles construites annuellement à l’échelle mondiale dépasse le nombre de nouveaux-nés... Revenues au marché de travail, les femmes intégrées à la globalisation s’assument reproductrices, porteuses et nourrices du système de consommation, berçant, elles aussi, le rêve en acier, revu et actualisé. Les publicités de voitures capitalisent sur l’affirmation de la femme, misant sur l’idéal de liberté, d’indépendance et de leadership sous une perspective sexiste du consommateur femelle. On s’habitue, qu’on soit homme, femme ou transsexuel, à changer de voiture pour des raisons esthétiques, pour avoir plus d’accessoires, pour se payer des petits plaisirs optionnels – et, pour reprendre un célèbre cliché, pour voir augmenter son phallus, au moins sur le plan symbolique.

La motocyclette se place dans la même logique, commercialisant l’image rebelle de Marlon Brando et de James Dean, ainsi que d’autres icônes des mouvements de contestation chez les jeunes : beatnicks, easyriders et hippies, entre autres. Tout rentre dans ce porte-bagages idéologique, y compris l’anti-conformisme, puisque la culture de consommation tâche d’échanger les pièces, raccommoder les options et revendre le tout, quoi qu’en soit le contenu original, incluant les idéaux qui s’opposent à l’individualisme. Quant aux freins, « ils ne servent à rien, sinon à vous ralentir », disait l’automobiliste Tazio Nuvolari, celui que Ferdinand Porsche appelait «  le plus grand coureur d’hier, d’aujourd’hui et de demain ». Le concept de vitesse s’est aussi collé à l’homme post-industriel, transformant la course automobile en sport, fusionnant le corps à la machine et invitant l’humain à s’aliéner du reste du monde dans son cockpit. Intégré à la voiture comme une pièce amovible, on apprend, à l’instar de l’automobiliste qui s’apprête à dépasser les limites de la technologie et de soi-même, à transformer la carcasse métallique en peau d’athlète…

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