Les sciences cubaines occultées

No 11 - oct. / nov. 2005

Publications scientifiques et blocus

Les sciences cubaines occultées

par Débora Pinheiro

Debora Pinheiro

À ceux et celles ayant l’habitude de jeter un coup d’œil dans les capsules de science et techniques des journaux, de parcourir la page d’actualités médicales des hebdomadaires ou de feuilleter les mensuels de culture scientifique, le défi est lancé : cherchez des nouvelles sur Cuba dans les archives de vos publications les plus familières. Nada ? Allez donc sur Internet, dans les sites journalistiques spécialisés en culture scientifique. Todavia nada  ?

Que le grand public de chez nous ne lise aucune nouvelle scientifique provenant de Cuba, c’est tout à fait normal, puisque la plupart des journalistes Nord-américains prend pour acquis que la production scientifique cubaine ne figure pas parmi les sujets d’actualité scientifique méritant d’être publiés. Derrière ce préjugé, une raison explique pourquoi Cuba est rayée des médias de culture scientifique, voire des médias en général, en Amérique du Nord : le gouvernement étatsunien interdit formellement l’édition ou la publication de tout manuscrit scientifique provenant de l’Iran, de la Lybie, du Soudan et, bien sûr, de Cuba. Une telle censure influence directement la teneur de la culture scientifique diffusée à l’intention du grand public, notamment au Canada, où les médias généralistes et la plupart des véhicules de diffusion de culture scientifique se basent sur le contenu des revues scientifiques les plus importantes – qui sont étatsuniennes et britanniques.

L’isolement économique imposé et les pressions exercées contre Cuba empêchent les citoyens du reste du monde de bénéficier d’une production scientifique remarquablement profitable et irréfutablement nécessaire, notamment dans le domaine de la médecine. Malgré sa position inflexible, le gouvernement étatsunien a été forcé, à plusieurs reprises, de reconnaître l’excellence de la production scientifique de l’île et d’avaler, au cours des dernières années, des médicaments incontournables mis au point par des chercheurs cubains.

En ce qui concerne les médias, les opinions quant au volet scientifique du blocus économique contre Cuba sont mitigées parmi les éditeurs étatsuniens. Les périodiques du Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE), par exemple, ont arrêté d’accepter des travaux des pays visés par l’embargo. En revanche, des représentants importants du milieu scientifique étatsunien ont refusé de donner suite à l’embargo, comme l’American Institute of Physics, l’American Physical Society et l’American Association for the Advancement of Science (AAAS), la plus grande organisation scientifique du monde qui publie la prestigieuse Science. Qu’on ne se leurre pas, cela ne signifie point un appui au choix de société des Cubains, mais une question d’intérêt commercial : science is money, oh yeah.

À l’instar de plusieurs catégories de producteurs et commerçants étatsuniens qui déplorent les pertes économiques qu’ils subissent à cause de l’embargo contre Cuba, des chercheurs et des éditeurs du milieu scientifique constatent, à leur tour, que le marché culturel étatsunien perd, lui aussi, avec le blocus. Proclamant son refus catégorique contre l’embargo, la revue Nature prône la recherche en collaboration comme un moyen de lier des nations dont les relations diplomatiques sont encore faibles. Politiquement corrects, les éditeurs scientifiques étatsuniens ? Pas du tout : « Quand Castro mourra, Cuba affrontera une période de volatilité qui pourra mettre à risque ses acquis nationaux. Afin de se préparer à ce jour-là, La Havane et Washington devraient agir tout de suite [...] », soutient un édito de Nature.

À cause de budgets limités et de toutes sortes de restrictions imposées par les États-Unis, les collaborations internationales en matière de recherche scientifique entre Cuba et d’autres pays sont décourageantes, mentionne le chercheur Rodolfo Stusser, dans un article publié dans le British Medical Journal. Il propose la création d’un réseau en ligne qui permettrait aux scientifiques cubains de collaborer avec leurs confrères étatsuniens, via Internet, sans avoir à quitter leur pays. « Ce serait une manière de renforcer le patrimoine scientifique cubain et de permettre aux chercheurs étatsuniens de soutenir la recherche à Cuba », suggère-t-il.

«  C’est un point de vue irréaliste, car même si Internet est extrêmement utile, que dire des équipements scientifiques, des solvants, des catalyseurs, des articles nécessaires pour le fonctionnement d’un labo ? On a besoin de beaucoup plus qu’Internet pour faire de la vraie recherche », tranche le chercheur cubain José Carlos Lorenzo, qui, malgré maintes difficultés, a mis au point un bio-réacteur permettant d’optimiser la production de canne à sucre, dans le cadre de ses études à l‘Universidad de Ciego de Avila. C’est aussi sa réponse aux critiques concernant le fait qu’à Cuba les chercheurs doivent se contraindre aux recherches appliquées, faute d’une plus grande liberté d’expression permettant qu’ils fassent de la recherche de base. Mais la liberté d’expression est une marchandise difficile à trouver aussi au Nord, c’est un article rare dont les scientifiques étatsuniens sauraient difficilement faire don à d’autres nations.

Heureusement, outre les publications scientifiques d’Amérique Latine, des blogues, des sites académiques latino-américains ainsi que les médias latino-américains en général s’avèrent davantage attentifs à la production scientifique de Cuba. Une très bonne source est le magazine électronique SciDev [1], publié par un consortium réunissant scientifiques et journalistes se donnant pour mission de rendre la production des pays en développement accessible dans les quatre langues de l’Amérique, ainsi qu’en chinois.

Outre les médias, d’autres instances peuvent également aider à sortir la science cubaine de l’isolement, comme les ONG ou des brigades scientifiques, en mettant sur pied des échanges profitables pour tous ceux et celles qui travaillent véritablement à l’avancement du savoir et pour l’accès de tous et toutes à la culture. Un exemple d’une collaboration fructueuse entre Québec et Cuba en matière de production scientifique est le travail des chercheurs René Roy, du Département de chimie de l’Université de Québec à Montréal, et Vincente Verez Bencomo, de l’Université de La Havane, qui ont mis au point le premier vaccin synthétique contre la méningite et la pneumonie à l’intention des enfants de pays en développement. Le généticiste et communicateur scientifique David Suzuki donne, lui aussi, un exemple aux vulgarisateurs qui boudent Cuba. En juillet dernier, il a participé à une rencontre en environnement à la Havane, où il a présenté des conférences sur la guerre médiatique et le néolibéralisme, entre autres thèmes.

Chez nous, les règles de l’art journalistique continuent à considérer que Cuba ne peut être abordée que sous l’angle de la conception bushienne de la démocratie : un régime pliable, portable et facile à installer dans n’importe quel pays servant (de force ou de connivence) les intérêts du gouvernement étatsunien. Qui couvrirait la science cubaine, de toute manière, si la culture scientifique que l’on lit dans les médias relève plus du divertissement que de l’information d’intérêt public ?

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