Les élites responsables du déficit d’empathie

No 095 - Printemps 2023

Analyse du discours

Les élites responsables du déficit d’empathie

André Bilodeau

Dans une lettre d’opinion publié sur Pivot, l’historienne Catherine Larochelle [1] m’a ouvert une nouvelle voie qui permet d’intégrer plus clairement la responsabilité des élites politiques et médiatiques à ma réflexion sur l’empathie et sur son déclin dénoncé à grands cris par tant de nos contemporain·es.

Deux mots m’ont fortement interpellé dans cette lettre d’opinion en réponse au texte de Gérard Bouchard publié dans l’édition du Devoir du 28 novembre 2022 [2]. À la fin de son texte, elle écrit « […] nous avons tout à gagner, individuellement comme collectivement, à voir dans le passé plusieurs histoires, complexes et même contradictoires. Cela nous portera à embrasser le présent avec un regard plus compréhensif. Pas honteux ou coupable, mais compréhensif.  » En mettant ainsi en relation l’un avec l’autre « histoires » et « compréhensif », il m’a fait replonger dans mes propres réflexions quant aux liens qui unissent récits et empathie.

Un phénomène émotionnel et cognitif

Contrairement à une croyance répandue, l’empathie ne signifie pas « ressentir l’émotion d’autrui ». Cette fausse perception a amené plusieurs à la considérer comme un apitoiement lacrymal impuissant et manipulateur. C’est ce que prétendent plusieurs auteur·rices, dont Anne-Cécile Robert et Megan Boler. Dans son livre La stratégie de l’émotion, Robert qualifie ce qu’elle appelle la « mécanique de l’empathie » de « soubresauts émotionnels ou des prurits lacrymaux qui envahissent l’espace public » et qui « impose[nt] des solidarités aux spectateurs ou aux lecteurs…  » [3]. Avec le même désintérêt pour la nature et le fonctionnement de l’empathie, Boler s’emploie à la dévaloriser avec cette affirmation emblématique : « la différence entre l’empathie et la sympathie est simple : on ne peut avoir de l’empathie que pour la souffrance qu’on a déjà ressentie soi-même. » [4] Ces deux exemples montrent à quel point, en évitant de véritablement plonger dans la « mécanique de l’empathie », on peut utiliser sa dévalorisation pour soutenir un tout autre propos.

À l’opposé de ces dévalorisations de l’empathie se trouvent plusieurs chercheur·euses issu·es d’une approche interdisciplinaire de l’empathie, soit celle de la convergence de la psychologie sociale, de la neuroscience et de l’anthropologie. Daniel Batson, figure de proue de ces recherches interdisciplinaires, précise huit formes répertoriées de l’empathie dans la littérature. L’une d’elles est particulièrement intéressante et entre en contraste avec la vision énoncée précédemment. Elle peut être formulée ainsi : l’empathie, c’est la faculté par laquelle nous arrivons à nous imaginer ce que pense et ressent autrui comme si nous étions cette personne [5].

Cette définition, qui a pris le relais de celle proposée par Karl Rogers à la fin des années 1970, se distingue des précédentes en mettant une certaine emphase sur la dimension cognitive de l’empathie. Imaginer l’état d’esprit d’autrui, c’est s’en faire une représentation mentale. Pour y arriver, au-delà de la reconnaissance de l’émotion elle-même, il est nécessaire d’accueillir son histoire et de la laisser prendre place en nous. Comment faire autrement ? Imaginer, n’est-ce pas littéralement se « construire une image » de ce que ressent et pense autrui ? Il ne s’agit donc pas principalement de ressentir ses émotions, mais bien de comprendre ce qui l’anime, constituer un composé complexe de son parcours sur le long terme tout autant que des événements récents qui lui sont arrivés. N’est-ce d’ailleurs pas ce qu’on fait naturellement lorsqu’on trouve une personne en pleurs et qu’on lui demande « qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Il n’est d’empathie que dans l’admission du récit d’autrui.

La confrontation des récits

Or, en paraphrasant le titre de l’ouvrage de Philippe de Grosbois, de nos jours, certains récits entrent en collision et deviennent en quelque sorte incompatibles. L’histoire des pensionnats autochtones au Québec s’inscrit mal dans le récit national du Québécois asservi et bienveillant. Celle des migrant·es traversant le fameux chemin Roxham confronte celle de la survie du peuple valeureux assailli de toutes parts. Les témoignages répétés de profilage racial contredisent la certitude d’être la société « la plus accueillante et la plus tolérante au monde ». Parmi ces perceptions, il n’y a pas celles vraies et celles fausses, elles sont, selon les termes de Larochelle, le produit de faits historiques valorisés, choisis, pour construire une mémoire collective, un récit commun.

Cette confrontation entre des récits nouveaux à nos oreilles et celui que raconte la mémoire collective a un effet délétère documenté sur l’empathie. Sur le plan culturel, elle pose le défi d’intégrer ces mémoires réfractaires l’une à l’autre pour arriver à une nouvelle narration qui sera nécessairement plus complexe et probablement moins célébrante. Sur celui psychologique, elle force une distanciation intérieure plus inconfortable avec sa propre identité pour laisser place à un « corps étranger » qu’on doit finir par accepter sans se dénaturer.

Les recherches en neurosciences ont démontré combien les croyances, ces produits essentiellement culturels, jouent sur l’aiguillage neuronal qui traite les informations, incluant les récits d’autrui. Les histoires conformes à nos opinions sont traitées normalement par le cortex cérébral, domaine de la pensée rationnelle. À l’opposé, celles qui confrontent nos croyances sont dirigées directement vers le systèmee limbique, site des émotions. Ainsi, le cerveau humain traite les informations contraires à nos certitudes comme il fait avec un virus : il cherche à les éliminer. Ainsi, en court-circuitant la pensée rationnelle, ces histoires discordantes se trouvent simplement écartées, soustraites au traitement cognitif. En d’autres mots, pour celui qui les reçoit, elles n’existent simplement pas. Rien de surprenant à ce que certains sujets provoquent autant et si systématiquement des réactions épidermiques chez plusieurs.

La mémoire, un levier de pouvoir

C’est ici qu’intervient à nouveau le texte de Larochelle. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas tous·tes aussi influent·es dans la construction de la mémoire commune : les élites politiques, médiatiques et communautaires y jouent un rôle non négligeable. Par leur prise de parole, ces personnes font le lit de la conscience collective qui favorise l’accueil ou le rejet des récits d’autrui. Quand, depuis leur chaire politique ou par des textes récurrents dans un journal, plusieurs qualifient d’anecdotique l’expérience des un·es et associent le sort des autres à un risque pour la survie nationale, quand ces personnes transforment l’accueil de réfugié·es ou les demandes territoriales et culturelles des Autochtones en menaces, la possibilité pour chaque membre de la communauté d’accueillir les récits étrangers se réduit comme peau de chagrin. Et que dire de ces trop nombreuses situations où l’expérience, les aspirations et l’identité même de ces multiples « autres » se trouvent réduites à un quolibet, une étiquette. « Féministe radicale, communautariste, islamogauchiste, woke » et leur kyrielle d’équivalents n’ont comme mission que de dévaloriser, voire de déshumaniser autrui.

Tant de voix fortes se plaignent du manque de civilité, de respect, voire d’empathie dans l’espace public, qu’il soit numérique, politique ou communautaire, alors même qu’elles sont largement responsables de cette situation. Chaque personne détenant le rare privilège de se faire entendre par les différentes communautés, « majorité historique » ou minorités toutes autant historiques, doit prendre conscience de son rôle et de son devoir éthique. Il s’agit non seulement d’écrire cette nouvelle mémoire collective, mais de la définir pour qu’elle soit un terreau favorable à l’empathie et à la bienveillance.

Si les mythes président à la collaboration au niveau des grands ensembles humains, l’empathie agit à l’échelle des individus. Revalidée, elle peut reprendre le rôle historique qu’elle a joué dans l’histoire humaine. « Je te comprends, tu me comprends, dès lors nous pouvons agir ensemble pour notre bien. » Encore faut-il que la construction d’une telle société, que le discours ambiant qui la décrit comme tolérante et accueillante, soit leur véritable objectif.


[1Catherine Larochelle, « La mémoire québécoise, au-delà de la misère canadienne-française : réponse à Gérard Bouchard — Lettre d’opinion », Pivot, 7 décembre 2022, pivot.quebec/2022/12/07/la-memoire-quebecoise-au-dela-de-la-misere-canadienne-francaise-reponse-a-gerard-bouchard

[2Gérard Bouchard, « À la défense des Québécois », Le Devoir, 28 novembre 2022

[3Anne-Cécile Robert, La stratégie de l’émotion, Montréal, Lux Éditeur, 2018, p. 64.

[4Traduction de la rédaction. « Empathy is distinct from sympathy on the common sense that I can empathize only if I too have experienced what you are suffering. » Megan Boler, Feeling Power, New York, Routledge, 1999, p. 157.

[5Daniel Batson, « These Things Called Empathy : Eight Related but Distinct Phenomena », The Social Neuroscience of Empathy, Boston, MIT Press, 2009, p.9

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