Mondialisation et tiers-mondisme

No 09 - avril / mai 2005

50 ans après la Conférence de Bandoung

Mondialisation et tiers-mondisme

Aziz Fall

Le 18 avril 1955 s’ouvrait la Conférence de Bandoung, en Indonésie, en présence notamment de Chou En Lai (Chine), de Gamal Abdel Nasser (Egypte), de Jawaharlal Nehru (Inde) et de Soekarno (Indonésie). Cette première grande rencontre des pays nouvellement indépendants allait poser les bases de ce que deviendra le mouvement des pays non alignés, plus tard connu sous le nom du Groupe des 77. Aziz Fall, dans le premier d’une série de deux textes, revient sur ce moment fondateur du tiers-mondisme.

« Bandoung a proclamé l’émergence sur la scène internationale de plus de la moitié de la population mondiale » clama le pandit Nehru à l’issue de la conférence de Bandoung. Le président sénégalais Senghor la qualifia de moment « le plus important depuis l’époque de la renaissance [1] ». Les cinq pays du groupe de Colombo (Indonésie, Inde, Ceylan, Birmanie, Pakistan) qui en avaient été les initiateurs ne pourraient qu’être fiers des retombées de cette conférence afroasiatique. Elle fut le tremplin du non alignement, un concept et une politique en réaction à la bipolarisation mondiale et qui lui a laborieusement survécu. Le monde d’alors se relevait à la fois meurtri du second conflit mondial et fracturé en deux blocs idéologiques : l’Est et l’Ouest.

Cinquante ans plus tard, l’échec des nouveaux États et de leurs aspirations à la souveraineté et au développement – ou le succès bien discutable de quelques exceptions – nous obligent à revenir sur la genèse du mouvement non aligné et de voir ce qui en reste, maintenant que se profile un nouvel ordre mondial. Ce dernier, qualifié de mondialisation, correspond à un brutal redéploiement du capitalisme au moment de l’implosion du bloc de l’Est et de la fin de l’apartheid. Cette extension et reproduction capitaliste, caractérisée par un enrichissement et un endettement démesuré, aggrave la polarisation du monde. C’est dans ce contexte que s’impose la prétention unipolaire qui proclame TINA (there is no alternative). Pas d’alternative à un nouvel ordre bloqué sur la rationalité marchande et son darwinisme socio-économique et politico-culturel. Ce semblant d’ordre dans un « village global » prétendu, et sur lequel se fondent désormais tous les alignements, nous l’appelons le supra-impérialisme du mégaloensemble. Contre cette sorte d’apartheid mondial, et malgré la dispersion des trajectoires des pays non alignés, l’essentiel de l’humanité compte objectivement plus que jamais sur ces valeurs acentriques et universelles et toujours potentiellement porteuses qui ont fleuri à Bandoung.

Genèse du mouvement et évolution

Au sortir du premier conflit mondial, les revendications égalitaristes des conscrits du tiers monde ont très vite été repoussées sous le prétexte de la nécessaire reconstruction de l’Europe. Les soldats d’Afrique et d’Asie se sont combattus – ou ont fraternisé – sur les champs de bataille. Certains se sont imprégnées des valeurs libertaires de la révolution des soviets, de mouvements qui tentaient ailleurs de faire éclore des espoirs similaires. D’autres ont raffermi leurs liens avec les syndicats. Il en est résulté que la supériorité coloniale avait été démystifié, sans que pour autant l’aliénation et les complexes d’infériorité ne s’estompent réellement.

Dès 1920, la conception léniniste du passage du statut « arriéré » de colonie au socialisme, en transcendant l’étape capitaliste, aura beaucoup d’influence dans le courant socialisant des futurs pays périphériques. Dans les faits, pour la IIIe Internationale ou Komintern, la prétention de réunir les forces anti-impérialistes, anticolonialistes et révolutionnaires dans un sursaut fraternel sera freinée par l’avènement de Staline, qui fera désormais tout passer après l’intérêt de l’Etat soviétique. Ainsi, au VIe congrès du Komintern, en 1928, la volonté de lutte anti-coloniale des révolutionnaires des pays dominés est dénigrée et déclarée contre-révolutionnaire. Le Komintern décide de prioriser « l’essentiel » : abattre le capitalisme qui emportera dans son sillage son avatar, le colonialisme.

C’est donc ailleurs qu’il faut chercher le creuset de Bandoung, probablement au congrès de la Ligue contre l’impérialisme tenu à Bruxelles en 1927 avec Lamine Gueye, Léopold Senghor, Maxime Gorki, Nehru, l’Algérien Messali Hadj, Albert Einstein… C’est là que se mirent en rapport des nationalistes africains et asiatiques et des progressistes européens. Au fil des années, ces liens se raffermirent, alors que la crise de 1929 sert de prétexte pour remettre à plus tard l’autonomie coloniale et éloigner une fois de plus les perspectives de souveraineté. En 1935, le négus Hailé Sélassié mit en garde les membres de la Société des Nations (SDN) contre la montée du fascisme et proclame l’impératif de défendre la souveraineté. Il ne fut point écouté. Le banc d’essai internationaliste que fut la guerre d’Espagne (1936-39), et surtout l’horrible épreuve que constitua la Seconde Guerre mondiale (1939-45), vont permettre de rapprocher objectivement les vues des nationalistes progressistes des pays colonisés. La lutte contre le nazisme sera un outil commode pour retourner le discours anti-fasciste contre le racisme colonialiste, alors que les lézardes de l’édifice colonial apparaissaient partout béantes. Mais les tenants de l’ordre imposèrent, en février 1945, Yalta où s’instaure une division tragique du monde pour les colonisés. Voilà que tous ceux qui aspiraient à la dignité, à la souveraineté et au développement devaient choisir des sentiers d’émancipation gangrenés par la bipolarisation.

Yalta contre Bandoung (1945-55)

A Yalta Roosevelt sort de Yalta confus, mais tient sur son chemin de retour à rencontrer le roi Farouk d’Egypte, Hailé Sélassié d’Ethiopie, et Ibn Seoud d’Arabie : une diplomatie pour monarques cooptés, distribuant les privilèges à des exceptions indépendantes qui pourraient servir de modèles aux autres. Roosevelt meurt peu après, et Truman qui le remplace est plus volontariste. Certes l’avènement de l’ONU apportait le gage d’un nouvel ordre fondé sur le droit et l’autodétermination. Mais les instances de Bretton Woods, le plan Marshall et Mac Arthur favorisaient surtout le bloc de l’Ouest et la portion de l’Asie domptée. Quant au Kominform qui s’instaure à l’Est, il laissait peu d’espoir de soutien réel, au delà du discours mythique de l’internationalisme prolétarien, aux colonisés (bien que maints mouvements de libération n’auraient pu concrétiser leur lutte sans le soutien de Moscou). L’Inde, dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, esquisse alors les termes d’un refus à un quelconque alignement. Elle élabore les fondements de l’option afro-asiatique déjà amorcés depuis la conférence de Bruxelles.

En 1947 à New Delhi, une conférence réaffirme le droit à la souveraineté et à la lutte de libération nationale. Deux ans plus tard le Libéria et l’Éthiopie se joignent au premier groupe des 12 pays asiatiques et arabes. La période est déjà turbulente. La Chine, le pays le plus peuplé du monde, vient de gagner sa guerre de libération et bascule dans le communisme. Truman prononce alors son fameux discours « point IV » qui inaugure officiellement l’ère du développement. C’est désormais partout la conceptualisation du sous-développement et du rôle que s’arrogent les tenants de l’ordre mondial pour l’éradiquer. Pendant ce temps, l’Indochine se lance dans sa lutte de libération et la guerre de Corée éclate. Celle-ci a un effet de catharsis pour le futur mouvement des non alignés, car la Chine et l’URSS aussi s’y activent, et les Etats-Unis façonnent un chapelet d’alliances militaires régionales cooptant des pays de la zone, du Japon aux Philippines. L’OTASE et le plan de Bagdad accélèrent la cooptation militaire de l’Asie. Au même moment, l’URSS louvoie entre le soutien aux mouvements de libération nationale du tiers-monde et un impérialisme stratégique. C’est donc de Belgrade, qui déjà en 1950 à l’ONU recommandait un fonds spécial des Nations Unies pour le développement, que viendra le soutien réel aux colonisés. Autant militaire qu’idéologique, ce soutien est personnalisé par Tito. C’est un camouflet à l’URSS qui, hormis sa puissance industrielle et militaro-scientifique, possède certaines caractéristiques qui la pousse à vouloir devenir membre du mouvement en formation. Ce n’est donc pas d’elle, mais de Nehru, Soekarno, Nasser et Tito que dépendra l’architecture du vaste mouvement des non alignés.
Ainsi prenait forme, avec la signature d’une entente entre Tito et Nehru en 1954, une politique de non alignement active et constructive du tiers-monde, visant à édifier la paix et la sécurité collective, hors des puissances antagoniques. L’accord de coexistence pacifique entre la Chine et l’Inde en 1954, la signature du pacte de Bagdad entre la Turquie et l’Irak comme la défaite de la France en Indochine, obligèrent très vite Nasser à choisir définitivement son camp et à se joindre à Nehru et Tito, afin de consolider la politique de non alignement prônée par l’Inde. Soekarno était désormais aux commandes de la jeune Indonésie, devenue modèle pour tous les peuples ayant soif de liberté. Lorsque le quintet de Colombo convoqua sur l’île de Java en 1955 la Conférence de Bandoung, la table était mise pour le mouvement des non alignés.

Un romantisme révolutionnaire qui s’étiole vite

La ville de Bandoung a été le théâtre de révoltes sanglantes contre l’ordre colonial hollandais [2]. On comprend que dans cet endroit symbolique, les rivalités et conceptions idéologiques hétéroclites se turent un moment, pour proclamer l’esprit de Bandoung. Soekarno y dépeignit le colonialisme comme « un ennemi habile et décidé qui se manifeste sous divers déguisements ; il ne lâche pas facilement son butin. N’importe où, n’importe quand, et quelle que soit la forme sous laquelle il apparaisse, le colonialisme est un mal qu’il faut éliminer de la surface du monde [3] ».

Les vingt-deux pays représentés y entonnent un hymne à la décolonisation et à la coexistence pacifique, écrit et entamé par les colonisés et les jeunes États libres. Le communiqué final de la conférence énumérait les principes du non-alignement et proclamait la « reconnaissance de l’égalité de toutes les races et de l’égalité de toutes les nations, petites et grandes ». Les représentants déplorent « la longue ignorance de leurs richesses intellectuelles propres » et fait un devoir aux pays libérés d’aider les peuples encore dépendants à accéder à la souveraineté. La politique coloniale de la France au Maghreb est particulièrement montrée du doigt [4].

Mais derrière l’unanimité de façade, la lutte de décolonisation et les manœuvres des puissances autant bipolaires que métropolitaines, tout comme les aspirations bourgeoises des élites, fragmentaient l’alliance. Malgré l’euphorie du moment, on pouvait en effet percevoir les alignés potentiels, les neutralistes, les communistes non alignés, les nationalistes anticommunistes plus ou moins libéraux. Alors que le trio fondateur savourait sa victoire et polissait ses différences en 1956 à Brioni, le véritable test du non alignement et de la souveraineté allait se jouer dans l’année même. La nationalisation du canal de Suez démontra en effet que rien n’était joué quant au non alignement. Par contre, il sonna le glas du vieux système colonial sommé de s’ajuster aux exigences du renouveau impérialiste. L’Europe devait au plus vite éteindre ses brasiers et procéder à des indépendances négociées pour coopter les nouveaux régimes naissants. La bipolarisation allait quant à elle surdéterminer tout le champ politique des nouvelles formations sociales. Seules les luttes armées de libération nationale entretenaient un potentiel révolutionnaire comme à Cuba, mais ne pouvaient s’extraire de l’attraction gravitationnelle bipolaire. Le secrétaire général de l’ONU meurt de manière suspecte au Congo, tout comme succombe le rêve de souveraineté et du panafricanisme avec l’assassinat de Lumumba. Le chapelet d’indépendances n’augure pas de souverainetés réelles. Les blocs militaires se succédaient partout, contraignants accords de défense et de coopération militaire entre les anciennes puissances tutélaires et les jeunes États sans nation en Afrique alors que les luttes antirévolutionnaires et pactes contre insurrectionnels se multiplient en Amérique Latine.

À partir de ce moule historique de Bandoung, et servi par une inclinaison favorable de l’ordre mondial pour l’État providence, autant dans les idéologies de droite que de gauche, le développement devint le cheval de Troie de l’édification de l’État nation. Le développement est-il une ruse de l’histoire pour occidentaliser le monde ? Est-il, plus cyniquement, un paradoxal moyen de reproduction sociale qui requiert prédation écologique et sociale pour assurer une production de biens et services toujours exponentielle aux fins de l’accumulation de classe ou d’État ? Les jeunes États n’ont pas le loisir de trancher le dilemme existentiel et idéologique, devant l’engouement et l’urgence de se doter en infrastructures et ainsi combler leur prétendu retard.

Depuis, les sommets successifs des non alignés seront autant d’occasions de revendiquer que de façonner un autre ordre international. Car le fond du problème n’est pas le dilemme politique Est/Ouest (au sommet de Belgrade de 1961 l’URSS n’est plus invitée), ni la coexistence Sud/Sud (minée pourtant par les crises entre URSS et la Chine, l’Inde et le Pakistan, la Chine et Inde, l’Algérie et le Maroc, les zizanies du Proche-Orient, la sécession biafraise) mais bien le fossé Nord/Sud.


[1Eugène Berg, Non alignement et nouvel ordre mondial, PUF, Paris1980, p. 22.

[2La ville de Bandoung existe au moins depuis 1488. Les paysans sundanais auront vu y défiler les aventuriers et colons européens rivaux. Louis Napoléon, qui dirige aussi la Hollande, y intensifie le réseau d’infrastructures et fortifie ses défenses contre les Anglais en 1809. Au XIXe siècle y sont introduits la culture de la quinine (essentielle aux expéditions militaires si exposées à la malaria), le café, le thé. Le boom économique et l’extension des réseaux ferroviaires y draina une main-d’œuvre chinoise qui resta. En 1906, une administration civile hollandaise remplace la militaire. La période du second conflit mondial permet aux citoyens de prendre davantage contrôle de leur ville. À la fin du conflit, la révolte y gronde et les insurgés dirigés par Soekarno et Hatta proclament l’indépendance. Devant ce fait accompli, la riposte militaire hollandaise est massive et musclée. Déterminés à créer un commonwealth néerlandais, malgré la désapprobation onusienne, les Pays-Bas s’entêtent. Mais la perspective de voir s’y redéployer l’administration hollandaise poussa les citoyens à mettre le feu à leur ville. Ce fut Bandoung Lautan Api, Bandoung l’océan de feu. C’est sur ses cendres que se confirme l’indépendance du pays avalisée par l’ONU, alors que les Pays-Bas se rabattront sur la Nouvelle-Guinée où ils s’éterniseront jusqu’en 1963.

[3Soekarno, « Les objectifs de la Conférence de Bandoung », Le Monde diplomatique, mai 1955, p. 1.

[4Odette Guitard, Bandoung et le réveil des peuples colonisés, PUF, 1961.

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