Inspirer la pédagogie de la bienveillance

No 88 - été 2021

Éducation

Inspirer la pédagogie de la bienveillance

Entrevue avec Myriam Laabidi

Isabelle Bouchard, Myriam Laabidi

Nul ne peut ignorer le débat pour le moins polarisant qui secoue l’univers de l’éducation supérieure à propos de l’enseignement des sujets sensibles. À bâbord ! s’entretient avec Myriam Laabidi, professeure de sociologie au collégial, afin de s’inspirer de sa pratique. Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

À bâbord ! : Devant la polémique concernant l’enseignement de certains sujets délicats, vous faites la proposition de ce que vous nommez une pédagogie de la bienveillance. Quelles en sont les principales caractéristiques ? 

Myriam Laabidi : En fait, c’est un terme qui m’est venu spontanément à l’esprit, mais c’est une forme de pédagogie qui est explorée dans la recherche scientifique en éducation. Pour moi, adopter une pédagogie de la bienveillance, c’est très intuitif et spontané, tout simplement parce que je suis une adepte de la pédagogie inclusive. 

Je définis la pédagogie de la bienveillance comme une manière d’enseigner en étant d’abord et avant tout à l’écoute des étudiant·e·s et en faisant en sorte que je puisse non seulement leur offrir un contenu de qualité qui les intéresse, mais aussi m’assurer qu’elles et ils se sentent en sécurité dans mon espace intellectuel et dans mon espace physique, en salle classe. Cette pédagogie n’empêche pas que je puisse les challenger intellectuellement, les faire sortir de leur zone confort. Non pas du tout, on ne s’enlève pas ce luxe-là de l’enseignement, puisque c’en est un ! Une pédagogie de la bienveillance va simplement faire en sorte de ne pas épuiser inutilement les personnes : si j’en viens à présenter trop de situations qui peuvent être traumatisantes pour mes étudiant·e·s, je vais les perdre, ce que je ne veux pas. 

Étant donné que, moi-même, je vis avec des couches de traumas qui m’ont été transmis de génération en génération et avec lesquelles je voyage, je me mets à leur place. Cela relève donc d’un processus très empathique, qui m’est venu très organiquement et que je n’ai pas intellectualisé. C’est une pratique qui existe déjà. On n’enseigne plus comme on enseignait avant ! Mais cela dit, on ne doit pas à mon avis se culpabiliser de ce que l’on faisait avant. On n’est pas parfait·e·s. C’est normal, on est dans une société qui a été construite sur des rapports de pouvoir déséquilibrés. Le plus important, c’est d’avancer ! 

ÀB !  : J’ai l’impression que, pour vous, nous ne sommes pas nécessairement dans une situation qui met en cause la liberté académique, mais plutôt dans un contexte qui soulève la question éthique des manières d’enseigner les sujets sensibles ? 

M. L. : Pose la question, c’est y répondre ! Vous avez bien cerné ma façon de faire. Dans notre société, on valorise vraiment la créativité individuelle ou, si vous voulez, cette singularité où les individus peuvent s’exprimer et être eux-mêmes. C’est une qualité que l’on recherche. Alors, il faut être conséquent avec nos attentes sociales. On se retrouve, dans nos classes, avec une diversité qui est là, qui est notre normalité, que l’on veut valoriser : je crois réellement que prendre le temps de s’asseoir et d’écouter toute cette diversité, c’est un premier pas vers l’inclusion. 

Par ailleurs, comme enseignant·e·s, nous faisons tout le temps de l’autocensure, notamment en choisissant nos contenus de cours. À partir du moment où nous adoptons une ligne éditoriale, elle implique déjà une forme de censure ! La liberté académique, c’est donc un truc qui est personnalisé, qui change et qui s’adapte en fonction de nos besoins. Aborder des sujets délicats avec grande bienveillance implique qu’on puisse aborder tous les sujets en classe dans la mesure où on le fait en déconstruisant les paradigmes, en déconstruisant aussi les rapports de domination, en les mettant de l’avant, en dénonçant toutes formes d’inégalités sociales et en faisant l’exercice d’analyser sa propre positionnalité. Nous y reviendrons. 

ÀB !  : Des médias donnent l’impression que le seul sujet délicat à enseigner est celui qui touche au mot en n. Quelles sont les autres situations délicates dans lesquelles peuvent être plongées les personnes étudiantes au collégial ? En fait, comment définir un sujet délicat ? 

M. L. : Pour moi, un sujet sensible à enseigner est un sujet qui va réveiller des traumas. Ces traumas se superposent les uns aux autres et se transmettent de génération en génération. La définition du trauma, elle, sera déterminée par les personnes impliquées. Toutes les personnes vont elles-mêmes se la fixer, selon leur propre situation et leur expérience. Tous les sujets peuvent amener des situations délicates. 

En classe de philosophie, par exemple, la mort est un thème à portée éthique. Dans un cours sur la famille, par exemple, la monoparentalité peut être un sujet sensible pour une jeune fille qui a eu un parcours de vie avec une famille monoparentale dysfonctionnelle, puisque cela peut réveiller des traumas en elle. Il en va de même pour tout ce qui est relié au dysfonctionnement familial, tout ce qui concerne les orientations sexuelles ou l’expression et l’identité de genre, mais aussi tout ce qui est lié au racisme et au pluralisme culturel, dont les processus d’adaptation et d’intégration. Par exemple, quand je parle en classe de la non-reconnaissance des diplômes chez les personnes nouvellement arrivées, je peux avoir devant moi des jeunes dont le père souffre réellement d’avoir un métier qui est sous valorisé par rapport à sa formation. Le père exclu peut connaitre des problèmes de santé mentale importants, lesquels sont encore très tabous dans certaines communautés. Il n’y a pas de hiérarchisation entre les sujets délicats à enseigner. 

Personnellement, je ne censure aucun de ces sujets. Ce que je vais censurer, c’est l’utilisation de termes offensants, parce qu’étant moi-même africaine, utiliser le mot en n, par exemple, c’est me faire violence. De plus en plus de personnes noires et métisses ne veulent plus utiliser ce mot. C’est que le terme est ultra violent pour moi.

ÀB !  : Vous affirmez que les personnes enseignantes « gagneraient à dresser le diagnostic de leur pratique pédagogique sur les plans de l’inclusion et de la diversité ». Quelle sont les visées et les étapes d’une telle autoanalyse ? 

M. L. : Le diagnostic de nos pratiques enseignantes pourrait nous aider à repérer les biais de racisme systémique et à repenser notre positionnalité. Dépendamment de quelle classe sociale je proviens, je peux véhiculer une certaine image de réussite sociale qui peut renvoyer à de l’oppression. L’expérience étudiante racisée est différente selon qu’elle est en face d’une personne enseignante blanche ou racisée. Il faut le reconnaitre. Cette manière de réenvisager notre positionnalité en repérant nos biais, c’est un processus d’humilité et de bienveillance à l’endroit des personnes étudiantes. Ce processus permet de regarder nos contenus de cours, de revoir les références avec lesquelles nous souhaitons travailler, de faire parler les gens qui n’ont pas l’habitude qu’on les entende, de réviser nos attentes, d’essayer de comprendre qu’il y a une diversité d’apprentissages et aussi une diversité de parcours de vie.

Par exemple, j’inclus dans les listes de lecture des auteur·trice·s racisé·e·s aux noms de famille apparentés à ceux de mes étudiant·e·s. Ainsi, elles et ils ont devant elleux des modèles intellectuels qui réussissent ! De cette manière, j’ai l’impression de faire une différence ! 

On n’enseigne plus comme avant. Il n’y a plus ce rapport entre un maître et ses disciples. Maintenant, il y a des individus et on évolue dans des milieux et des expériences où nos rapports sont démocratiques. Cela ne veut pas dire qu’on nivelle par le bas, puisqu’on doit continuer à challenger les personnes en leur offrant autre chose ! L’école n’est plus, non plus, la sphère exclusive de l’éducation, qui se joue aussi ailleurs. Avec humilité, il faut prendre le recul nécessaire pour saisir les nouveaux paradigmes sociaux et politiques, jusqu’à décoloniser nos pratiques enseignantes issues d’un système patriarcal, blanc et sexiste. 

 

 

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