Dossier : Cultiver la résistance

Dossier : Cultiver la résistance agricole

Pour un système alimentaire écoféministe

Elsa Beaulieu

Dans un contexte de remise en question du système alimentaire québécois, l’approche écoféministe offre des perspectives radicales pour repenser notre rapport à la Terre. Or, qu’est-ce que l’écoféminisme et pourquoi est-ce important ?

Disons d’abord que l’écoféminisme n’est pas une chose, mais une multitude de courants de pensée, d’actions et de mouvements très diversifiés. Toutefois, ils sont unis par un fil conducteur, une thèse centrale : la domination des femmes, des peuples colonisés et celle de la nature sont inextricablement liées. Ce sont des expressions de la même posture fondamentale de l’homme occidental face au monde (le masculin étant ici intentionnel), de la même logique de domination. L’homme se perçoit comme étant séparé de la nature et supérieur à celle-ci. Il se donne la mission de la maîtriser et de la dominer. Et c’est la reproduction de cette posture vis-à-vis des femmes et des peuples colonisés qui lui donne les moyens de ses ambitions. Par exemple, sous l’angle du capitalisme : c’est l’exploitation du travail gratuit des femmes qui maintient en vie les sociétés qu’il parasite ; c’est le saccage systématique de la nature qui lui fournit ses matériaux et l’espace physique qu’il occupe ; et, à son tour, cette déprédation à grande échelle de la nature est rendue possible par la dépossession et l’exploitation des peuples colonisés.

Cette lecture de la réalité nous permet de mieux comprendre la nature profonde des problèmes auxquels nous sommes confronté·e·s, ainsi que leurs formes et leurs expressions multiples, et nous donne les outils nécessaires afin de débusquer et d’éviter les solutions superficielles qui sont inévitablement vouées à l’échec. Autrement dit, il n’y a pas de transformation de notre rapport à la nature et au territoire sans l’élimination des inégalités de pouvoir et de l’exploitation entre humains (et vice versa).

Par ailleurs, l’écoféminisme présente aussi un formidable potentiel de mobilisation et de construction de coalitions, en montrant les intérêts partagés par tous les groupes humains exploités ou autrement violentés et marginalisés, dans la construction d’une société juste qui contribue à la sauvegarde de la vie sur Terre. Cette approche est d’ailleurs au cœur des mouvements de femmes paysannes pour l’agroécologie à travers les Sud, et des alliances internationales entre la Marche mondiale des femmes et La Via Campesina [1]. Quelles pistes d’action concrètes peuvent en découler pour la transformation des systèmes alimentaires québécois ? Je vois trois grands chantiers principaux.

Organiser la mobilisation

Le premier consiste à mobiliser les groupes et mouvements communautaires et féministes, en alliance avec les mouvements paysans et écologistes, afin que toute la population puisse avoir accès à des aliments agroécologiques produits localement, y compris les groupes marginalisés et les personnes à faible revenu. La Coordination du Québec de la Marche mondiale des femmes a d’ailleurs adopté en 2020 une revendication qui pointe dans cette direction : « Dans la perspective d’une transition écologique porteuse de justice sociale, nous exigeons du gouvernement qu’il mette en place des mesures d’accès à l’eau potable ainsi qu’à une alimentation de qualité à un prix accessible en adoptant une agriculture de proximité intégrant des principes de l’agroécologie et d’économie circulaire.  » Les groupes féministes et communautaires pourraient s’allier aux agricultrices et agriculteurs biologiques de leurs régions pour imaginer de nouvelles manières de nourrir la population et surtout les personnes à faible revenu, tout en assurant aux agricultrices et agriculteurs un revenu décent pour leur dur travail.

Les innombrables pratiques collectives d’entraide et de solidarité qui ont été inventées dans le contexte des luttes contre la pauvreté constituent un extraordinaire matrimoine, et pourraient être resignifiées et poussées beaucoup plus loin. Bien entendu, il faudra en parallèle lutter pour la valorisation réelle de ces apports, le renversement de l’échelle des valeurs pour centrer les tâches (re)génératrices de vie, ainsi que le partage équitable desdites tâches entre les femmes et les hommes.

Construire les alliances

Le deuxième chantier que je vois consiste à construire des alliances entre les groupes et mouvements féministes et les femmes agricultrices. Catherine Beau-Ferron, dans deux textes riches et évocateurs [2] , parle des manières dont les masculinités et les féminités se vivent et s’expriment en milieu rural dans sa région d’adoption, la Gaspésie. Elle témoigne de la manière dont les rôles traditionnels perdurent, et viennent avec les habituelles inégalités de valorisation : on s’extasie devant la construction ou les appareils motorisés de Monsieur, tandis que les repas préparés par Madame sont tenus pour acquis (pour prendre un exemple caricatural, mais inspiré de faits vécus). Je ne prétends aucunement rendre justice ici à la richesse des textes de Beau-Ferron, qui abordent ces questions dans leurs complexités, nuances et dimensions multiples. L’important est ici de dire que la réinvention des masculinités et des féminités en milieu rural, pour les rendre porteuses de liberté, de justice et d’égalité, est un chantier de la première importance. D’autant plus que dans la société écologique à construire, la vie rurale sera sans doute appelée à supplanter la vie urbaine. Cette transformation ne pourra être impulsée que par les femmes rurales elles-mêmes, en autant que des alliances avec l’ensemble des groupes et mouvements féministes puissent fournir tout le soutien et la solidarité indispensables à une telle entreprise.

Décoloniser les solidarités

Le troisième chantier, probablement le plus incontournable et fondamental, concerne la décolonisation, la réconciliation réelle et la construction de nouvelles alliances et collaborations avec les Premières Nations, afin de redessiner ensemble, et sur de nouvelles bases, nos usages partagés des territoires, leur protection et leur régénération. Cela commence par l’abolition de la Loi sur les Indiens de 1876 [3], toujours en vigueur et qui perpétue la dépossession et l’infériorisation des Premières Nations. En particulier, celle des femmes qui ont été dépouillées « de leurs rôles et de leur autorité » par le système des conseils de bande « [conçu] pour usurper [les] gouvernements traditionnels [4] ». Cette loi prive les femmes autochtones de leur « autorité sur la terre et sur les ressources, et les exclut des processus de prise de décision ». Le travail d’alliance entre mouvements féministes et organisations de femmes autochtones a déjà été amorcé au Québec, notamment par la Fédération des femmes du Québec et la Coordination du Québec pour la Marche mondiale des femmes, qui collaborent régulièrement avec Femmes autochtones du Québec. Ces modestes débuts doivent se poursuivre et aller beaucoup plus loin, et surtout s’enraciner localement dans chacune des régions du Québec. Seulement ainsi pourrons-nous avancer sur le terrain de souverainetés alimentaires justes et plurielles.

Ceci dit, les écoféminismes ne concernent pas seulement les femmes, bien entendu : leur objectif est l’élimination de toutes les dominations. Mais cette pensée plurielle n’en est pas moins issue du point de vue historique que des femmes ont posé sur le monde, en fonction de la position et des fonctions qui leur avaient été assignées : les fonctions génératrices et régénératrices. Nous devons revaloriser de manière décisive ces fonctions, les savoirs qu’elles ont générés, les personnes qui les ont portées et celles qui continuent de les porter, quotidiennement, à bout de bras – y compris les femmes autochtones. C’est à partir de cette posture que nous pourrons réinventer nos systèmes alimentaires d’une manière qui en vaut la peine. 


[1Voir Elsa Beaulieu Bastien, « Agroécologie : voyages des Sud jusqu’aux Nord », dans l’Agenda des femmes 2021 : écoféminismes, horizon des luttes, Remue-ménage.

[2Voir Catherine Beau-Ferron, « Vie rurale et virilité », dans l’Agenda des femmes et « La vie simple et la volontaire », dans Faire partie du monde : réflexions écoféministes, Remue-ménage, 2017, p. 75-86.

[3NDLR Ce sujet fait débat. Dans les milieux intellectuels et militants autochtones, bien des femmes demandent l’amendement de la loi plutôt que son abolition. Pour la juriste mi’kmaw Pam Palmater, la Loi sur les Indiens garantit que le gouvernement fédéral se conforme à ses obligations, en plus d’offrir une certaine protection aux communautés autochtones contre l’ingérence des provinces. Bon nombre militent pour l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui est propulsée et formulée par les Autochtones

[4Ellen Gabriel, « Enterrons le colonialisme », traduit de l’anglais par Julie Perreault, dans Faire partie du monde, op. cit., p. 35-41.

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