Dossier : L’eau, c’est politique

Privatisation et compteurs pré-payés

Douche froide à Soweto

par François L’Écuyer

François L’Écuyer

À quelques jours de l’ouverture du Sommet mondial sur le développement durable l’an dernier, les résidants d’Orange Farm – un bidonville comptant 1,5 million d’habitants à 60 km au sud de Johannesburg – ont pu goûter aux politiques « durables » en matière de distribution d’eau potable du gouvernement sud-africain. La Johannesburg Water Company (JOWCO) entreprenait son projet pilote : installer des compteurs d’eau pré-payée pour les citoyens de l’un des quartiers, Drieziek.

Sauvons l’eau : coupons la !

Un an plus tard, la compagnie lance à Soweto l’Operation Gcin’Amanzi (Opération sauvons l’eau). N’ayant pu mener à terme l’installation de compteurs pré-payés pour l’ensemble d’Orange Farm suite à la résistance active des résidants, JOWCO récidive avec un nouveau projet pilote pour le quartier Phiri à Soweto. À moins d’une résistance soutenue, plus de 3 millions de citoyens verront les compteurs s’installer aux murs de leurs demeures pour le 10ième anniversaire du « miracle démocratique » sud-africain.

Membre du Orange Farm Water Crisis Committee (OWCC) qui organisa la lutte l’an dernier, Bricks Mokolo nous explique : « Nous avons dû lutter contre la désinformation afin de mobiliser la population aux dangers de ces compteurs. Notre conseiller municipal [de l’ANC, au pouvoir depuis 1994] et sa clique nous faisaient croire que l’eau serait « pré-payée », donc déjà payée par le gouvernement ! Et quand les techniciens de JOWCO sont venus installer les compteurs, ils ont aussi menti à la population, leur disant qu’ils venaient installer… des égoûts ! » La réalité ? Les citoyens doivent payer leur eau à l’avance, un peu comme les unités d’une carte d’appel. Lorsque le montant est épuisé, l’eau ne coule plus.

La population de Soweto n’a pas attendu la fin du projet pilote pour s’y opposer. Dès les premiers jours des travaux, les ouvriers chargés de l’installation des compteurs durent être accompagnés des infâmes Red Ants afin de pouvoir travailler (compagnie de sécurité privée, armée, connue par leurs habits et casques rouges, que la ville appelle aussi pour s’occuper des évictions). La population, supportée par le Anti-Privatisation Forum (APF, une coalition d’une vingtaine de mouvements populaires comprenant le OWCC), s’est physiquement opposée aux travaux. Les graffitis ornent maintenant les murs du township : « No money – No Water – No Life », ou encore « Destroy the Meter – and Enjoy Free Water ».

Plus de quinze personnes furent arrêtées dès la première semaine des travaux pour « dommages à la propriété privée », dont certaines furent emprisonnées pendant plusieurs jours. JOWCO peut également compter sur la bonne collaboration de la Cour qui, à la demande de la compagnie, ordonna une interdiction contre tout citoyen s’opposant à l’opération de s’approcher à moins de 50 mètres des travaux. Toute réunion critique de l’opération est également devenue illégale.

« Le Water Services Act exprime clairement que tout changement du système d’approvisionnement d’eau doit être effectué après avoir consulté la population. Jamais n’avons-nous été consulté, et si nous voulons aujourd’hui en discuter, nous devenons criminels pour bris d’une interdiction de la Cour ! », s’insurge Molefi Ndlovu, un membre de l’APF.

Le maire de Johannesburg conviait pourtant la population pour faire le point sur l’Opération. Mais les « trouble-fête de l’APF » présents furent renvoyés de la salle avec violence par les forces policières. Le maire put ainsi vanter sa politique de 6 000 litres d’eau gratuits par mois par résidence – accessibles seulement quand les compteurs seront installés et que les arriérés de paiement, une somme s’élevant souvent à quelques milliers de dollars, seront réglés.

Pour Dale McKinley, responsable des communications à l’APF, tout ceci n’est que foutaises. « Depuis l’augmentation des tarifs qui a suivi la privatisation de l’eau, de plus en plus de gens sont dans l’incapacité de payer leurs comptes, surtout à Soweto où le taux de sans-emploi dépasse les 60 %. Il était devenu très dispendieux pour la compagnie d’envoyer des équipes pour débrancher chaque résidence en difficulté de paiement. Avec ces nouveaux compteurs pré-payés, on assiste à une situation d’auto-régulation : les pauvres, incapables de payer, se coupent d’eux-mêmes ! ». Depuis la vague de privatisation des services d’eau publique entreprise par l’ANC en 1994, plus de 13 millions de personnes ont perdu leur accès à l’eau potable en Afrique du Sud, soit plus du quart de la population (www.queensu.ca/msp).

La ville demeure pourtant entièrement propriétaire de la compagnie qu’elle a créé en janvier 2001, afin de s’ajuster à la politique nationale de développement économique, le GEAR (Growth, Employment and Redistribution, dont le NEPAD est malheureusement la copie conforme) qui met de l’avant orthodoxie fiscale et financière, dérégulation des marchés et partenariats public-privé. Un mois après sa création, la nouvelle compagnie congédiait les travailleurs municipaux et donnait à une filiale de la Suez-Lyonnaise un contrat de cinq ans s’appliquant à la distribution, la facturation et l’entretien du système d’eau du grand Johannesburg métropolitain.

La guerre de l’eau en Afrique du Sud se poursuit depuis plusieurs années. En 2000, les déconnexions massives effectuées dans la province du KwaZulu-Natal ont forcé les résidants à s’approvisionner à même les rivières – même les écoles furent coupées. L’Afrique du Sud connut la pire épidémie de choléra de son histoire : plus de 300 morts et 120 000 personnes infectées. À l’automne dernier, une autre épidémie éclatait dans le Eastern Cape, faisant encore plusieurs morts. Les délégués du Sommet sur le développement durable, après s’être entendus sur la nécessité de faire appel au secteur privé pour délivrer l’eau potable aux populations pauvres du Sud, venaient à peine de quitter le pays.

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