Dossier : Le Québec que nous (…)

Une utopie

La culture : pour le meilleur et sans le pire

par Claude Vaillancourt

Claude Vaillancourt

Dans un monde idéal, la culture cesserait d’être considérée comme une forme de divertissement sophistiqué et pas vraiment nécessaire. Les gens sérieux ne l’aborderaient plus comme le sujet à traiter en dernier lieu dans une liste de préoccupations forcément plus importantes. On ne lui donnerait plus des budgets minuscules frôlant le 1 %, tout en laissant entendre que ce montant est déjà trop élevé. Elle cesserait d’appartenir au domaine du passe-temps ou du loisir, considérée nettement en deçà du travail utile, respectable et bien rémunéré.

Les études importantes auraient prouvé les effets bénéfiques de la culture sur la santé et l’économie. Les experts auraient démontré qu’un contact constant avec des productions culturelles de haut niveau réduit le développement des maladies psychosomatiques, comme les troubles de digestion, l’asthme, les allergies, la migraine, la fatigue chronique et, surtout, le cancer. Selon eux, le questionnement et l’émerveillement provoqués par les œuvres d’art auraient un effet lénifiant tout en stimulant l’esprit et permettraient aux individus de relativiser l’ampleur de leurs problèmes personnels. Il s’ensuivrait une importante réduction du stress et une baisse marquée des troubles cardiaques. Un dialogue soutenu avec des œuvres abordant des sujets philosophiques ou donnant l’occasion aux individus de s’identifier à des personnages fictifs permettrait de mieux résoudre leurs conflits intérieurs, de devenir ainsi plus productifs et de vivre des relations personnelles plus harmonieuses.

Cette productivité se refléterait sur l’économie. Il serait ainsi possible pour les travailleurs d’arriver à une production équivalente en moins d’heures de travail. Des employés épanouis et fréquentant davantage la culture feraient réaliser d’importantes économies dans la gestion du personnel. Ils développeraient leur esprit critique ; ils seraient davantage en mesure d’évaluer ce qui ne fonctionne pas dans leur milieu de travail et de proposer des solutions créatives, rendant l’entreprise plus efficace. Les connaissances générales, et souvent gratuites, données par un contact avec l’univers varié de la culture, permettraient aux travailleurs d’ouvrir leurs horizons, de sortir de leur formation hyper-spécialisée, de mieux s’adapter à des changements d’attribution et d’envisager de solutions imprévues à des problèmes. De façon générale, une culture vivante et bien diffusée réduirait le taux de suicide ; elle ferait baisser la criminalité, diminuerait les coûts reliés au crime et rendrait les villes plus habitables.

Ces constats bassement pratiques auraient entraîné tant les grands de ce monde que l’ensemble de la société à comprendre la culture autrement, à la considérer comme une priorité. Si bien qu’on aurait choisi de revoir entièrement la place qu’elle doit occuper, et la façon dont on la gère et on la finance, afin de la rendre le plus largement accessible.

Un financement rehaussé et équitable

Cette révision du rôle de la culture commencerait par un financement nettement plus généreux. On injecterait de nouveaux fonds, en importante quantité, dans ce qui ne serait plus un luxe, mais une nécessité. De l’argent nouveau et abondant, qui serait principalement accordé aux artistes et à ceux qui les soutiennent vraiment. Une meilleure répartition de la richesse, qui passerait par un retour à une fiscalité plus juste, à un impôt progressif sur le revenu et à l’élimination des mille et une possibilités de pratiquer l’évitement fiscal, impliquerait tous les citoyens dans le financement de la culture. Chacun y contribuerait selon ses ressources financières, de même que les entreprises, qui paieraient enfin leur juste part d’impôts.

Une réévaluation des revenus pour l’ensemble des métiers permettrait aussi de mieux rééquilibrer les salaires. Ainsi, par exemple, les gens exerçant des métiers déclarés nuisibles – les spéculateurs, les fabricants de 4X4, les lobbyistes des compagnies pharmaceutiques et d’entreprises polluantes, les concepteurs de publicités idiotes, les dirigeants d’organisations telles le FMI et la Banque mondiale, etc. – ne pourraient gagner plus que le salaire moyen d’un artiste.

Pour répartir le financement de la culture, pas de véritable révolution : le système d’évaluation par les pairs au sein d’institutions comme le Conseil des arts de Canada et le Conseil des arts et des lettres du Québec, demeurerait toujours efficace. On reconnaîtrait une fois de plus que les artistes doivent rester indépendants, qu’il ne sert à rien de les forcer à jouer le rôle de courtisans demandant des faveurs aux élus et que leur production ne doit en rien être utile ou servir de propagande au pouvoir officiel.

Les subventions aux artistes seraient donc comme maintenant attribuées par les pairs : comme la composition d’un jury n’est jamais la même, et que des artistes de toutes les tendances sont un jour appelés à siéger sur les jurys, il est assuré que les choix ne relèveront pas d’une chapelle qui accapare indûment les montants distribués. Par contre, les formulaires de demande de subvention seraient simplifiés et centralisés, de façon à ce que les artistes ne perdent plus un temps fou à remplir de petites cases et à se confondre dans un langage de technocrates. Pour les mêmes raisons, et pour permettre aux artistes de se consacrer d’abord et avant tout à leur œuvre, on éviterait avec soin de multiplier les sources de financement et les programmes de subvention.

Les entreprises et les mécènes qui souhaiteraient donner de l’argent aux artistes seraient encouragés à le faire – à la condition qu’ils aient d’abord payé leurs impôts. Mais on ne demandera plus aux artistes d’aller leur quémander de l’argent pour combler les défaillances d’un financement qui serait alors beaucoup plus généreux. Et surtout, la commandite serait interdite. On ne se servirait plus du travail des artistes pour rehausser l’image d’une compagnie ou pour placarder des logos et de la publicité plein la vue. Les dons resteraient d’une grande discrétion. Idéalement, l’artiste ignorerait l’identité des donateurs, parce qu’on privilégierait plus que tout son indépendance. On admettrait que la reconnaissance envers un mécène devient souvent une forme d’autocensure et qu’un artiste largement financé par des gens aux intérêts précis, se voit limité dans sa liberté de jeter un regard entièrement critique sur le monde dans lequel il vit.

La majorité des productions culturelles pourraient être gratuites. Mais comme le simple fait de payer un billet pour une pièce de théâtre ou un concert rend souvent les spectateurs plus attentifs et respectueux de ce qu’ils voient, certains tarifs seraient maintenus. Dans le but d’éviter l’apparition d’une culture chère et élitiste, le prix des billets s’apparenterait à une forme d’impôt progressif sur le revenu : il s’ajusterait au salaire du spectateur.

La disparition de l’art industriel

Une société qui développe un grand intérêt envers l’art et la culture permet de former plus d’artistes qui profitent d’un public sensible et davantage en mesure d’apprécier ce qu’il découvre. Cela aurait des effets dévastateurs sur l’art industriel qui disparaîtrait peu à peu. En effet, les œuvres « grand public » fabriquées par des producteurs qui ne pensent qu’à réaliser des profits, qui lancent leurs artistes à coup de campagnes publicitaires et en occupant tout l’espace, ne trouveraient plus preneurs. Considérant que les investissements pour les campagnes de promotions ne rapportent plus, les gros producteurs cesseraient d’imposer leurs fadaises, se recycleraient, deviendraient agents d’immeubles.

La disparition de l’art industriel accentuerait encore plus la grande activité artistique déclenchée par un meilleur financement. Stimulé par une culture de qualité omniprésente, l’art amateur se développerait tant dans les grandes villes que dans les villages. Il en découlerait des productions d’une infinie variété, d’une grande imagination, dont la diversité et la qualité des musiques traditionnelles nous donnent aujourd’hui un excellent aperçu. Les peuples ont démontré à plusieurs reprises qu’ils ont créé de la musique – et de l’art, d’un point de vue plus général – de beaucoup supérieure à celle que leur a manufacturé le productivisme moderne ; la créativité populaire serait donc enfin relancée.

Cette nouvelle société ouverte à la culture entraînerait une multiplication de l’offre : plus d’artistes, plus d’œuvres, une production encore plus soutenue que maintenant, alors qu’il nous est déjà si difficile de suivre tout ce qui se déroule dans chacun des domaines artistiques. Mais la disparition de l’art industriel permettrait aux artistes d’atteindre beaucoup plus d’amateurs, rendrait le public plus ouvert, beaucoup plus disponible à l’expérimentation et à l’exploration d’œuvres diverses et exigeantes. Les artistes de talent, en grand nombre, trouveraient ainsi un public éclaté, pas toujours étendu étant donné la très grande diversité de la production, mais attentif et stimulant. Ils devront sans doute abandonner leur rêve de séduire tout le monde, de vendre leurs créations en énormes quantités, et accepter de devoir partager avec leurs pairs une part de spectateurs ou de lecteurs forcément limitée.

Peut-être que malgré tout certains artistes sortiront du lot. Il est normal après tout qu’une société se reconnaisse en des œuvres connues de tous, qui servent ainsi à rassembler les gens. Mais les œuvres qui se détacheront se signaleront par leurs grandes qualités et par la richesse du message de l’artiste – et non pas par leur facilité et leur médiocrité, comme dans ces années désormais honnies pendant lesquelles l’art suivait d’illusoires lois du marché.

Ce monde nouveau dans lequel la culture serait traitée à sa juste valeur ne ressemblerait cependant pas à une pure utopie. La mort planerait toujours, évidemment, de même que les cataclysmes, la maladie, le malheur. Et même si plusieurs aspects de la vie en société seraient grandement améliorés, les êtres humains resteraient fidèles à eux-mêmes, c’est-à-dire, dans une certaine mesure, comme le disait Candide, « menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites et sots ». Les artistes auraient donc encore une riche matière pour leurs œuvres pendant de longues années.

Thèmes de recherche Arts et culture
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