Le capitalisme à son apogée

No 103 - Printemps 2025

Mini-dossier : L’éthique du care, partout, tout le temps !

Le capitalisme à son apogée

Premilla Nadasen

Aux États-Unis, les politiques du care, les programmes d’aide sociale, l’industrie des soins de santé, les organismes à but non lucratif qui luttent contre la pauvreté, les programmes de tutelle, les agences d’aide sociale, les programmes de garde d’enfants et l’aide au logement ont servi de sites de croissance économique et d’expansion du capital.

L’investissement dans l’économie du care à des fins d’accumulation financière a augmenté rapidement au cours des 30 dernières années et l’engouement pour le care comme nouvel horizon pour l’investissement et l’entrepreneuriat dans le secteur des entreprises ne cesse de grandir. La hausse des profits tirés du care indique qu’il existe un nouveau rapport entre les individus et le capital, ainsi qu’entre l’État-providence et l’accumulation de capital. Un rapport qui permet au capital de tirer profit de la pauvreté, de la maladie, de la dépendance et de la fragilité.

Le point de départ de notre réflexion se base sur une analyse du capitalisme racial. En effet, les spécialistes de l’esclavage et du racisme ont démontré que le profit tiré du care s’inscrit dans la longue histoire du capitalisme et du colonialisme.

Capitalisme racial

L’exemple le plus frappant est celui de l’esclavage transatlantique. Le travail des esclaves était une composante nécessaire de l’économie industrielle naissante en Europe et aux Amériques. Outre l’exploitation de leur travail, l’achat et la vente d’esclaves constituaient également une source de profit. Par conséquent, les personnes asservies produisaient des marchandises et constituaient elles-mêmes une marchandise.

Bien que très différente de l’esclavage mobilier [1], l’économie contemporaine du care est fondée sur la rentabilité des personnes et des soins qui leur sont prodigués. Dans le cadre de l’économie néolibérale du care, les entreprises gagnent de l’argent en exploitant les besoins qu’ont les personnes, qu’il s’agisse de soins de santé, de logement, d’éducation, de garde d’enfants, de soins aux personnes âgées ou aux personnes handicapées.

En prenant en compte les voix des personnes les plus marginalisées – militant·es, travailleuses et travailleurs domestiques, bénéficiaires de l’aide sociale – nous sommes à même de comprendre l’économie du care sous l’angle du capitalisme racial. Par exemple, les personnes employées de maison perçoivent leur emploi comme une exploitation (ou du moins une obligation liée au travail) et non comme un engagement affectif, et se mobilisent ainsi dans le secteur grandissant des services du care. Pour la majorité, il s’agit de femmes noires et de couleur. De même, les récits des bénéficiaires d’aide sociale illustrent bien le fait que la réduction et la nature plus punitive des programmes qui leur sont destinés leur cause davantage de difficultés.

On voit alors se dessiner un secteur du care enraciné dans l’exploitation du travail et l’extraction du profit. Tout cela met en évidence les contradictions entre le discours sur les soins (l’idée que le care est une préoccupation publique majeure) et les politiques adoptées.

 

Rôle de l’État

Un besoin majeur semble être de reconsidérer le rôle de l’État-providence dans le cadre d’une économie du care extractive. L’État-providence a été vu comme un moyen d’atténuer les excès du capitalisme. Or, les programmes gouvernementaux sont souvent externalisés, administrés par des entreprises privées, et il y a peu de surveillance à l’égard de la manière dont l’argent peut être dépensé. L’État-providence est devenu une source de profit pour le secteur privé et une mangeoire pour les riches. Par exemple, Maximus, une entreprise qui offre des services de gestion de programmes pour le gouvernement américain, génère un chiffre d’affaires de 4 milliards de dollars en exploitant des ménages et en fournissant les services de Medicaid [2], de Medicare [3] et de formations professionnelles, entre autres, destinés aux personnes dans le besoin. Seul un quart des fonds publics destinés aux bénéficiaires du Temporary Assistance to Needy Families Program [programme d’assistance temporaire aux familles nécessiteuses] est consacré à l’aide monétaire accordée auxdites personnes démunies.

Le profit tiré du care augmente et devient ainsi une forme dominante d’accumulation de capital. Aux États-Unis, parmi les dix premières entreprises du classement Fortune 500 de 2024, quatre relèvent de l’économie du care : CVS Santé, United Health Group, McKesson et Cencora. À titre de comparaison, en 1980, les dix premières entreprises du palmarès comprenaient six compagnies pétrolières et gazières, trois constructeurs automobiles et une entreprise technologique. Même si l’industrie manufacturière demeure importante, la production de matières premières et l’exploitation de la main-d’œuvre ne sont plus le seul fondement du capitalisme ; désormais, pour créer du profit, les regards sont portés vers le bien-être et la survie des personnes.

Pour un care radical

Toutes les formes de care ne sont pas ancrées dans un marché et une logique capitaliste. D’autres expériences nous invitent à réfléchir à la manière de le réimaginer. Les services médicaux et les programmes de petits-déjeuners gratuits du Black Panther Party en son temps, les collectifs trans du début des années 1970, et les réseaux du care qui se sont formés dans la communauté de la justice pour les personnes handicapées en sont de bons exemples. Ce care radical et communautaire comble un besoin important, en plus de constituer la préfiguration d’une vraie politique du care – les premiers jalons d’une société différente dans laquelle le care n’est pas défini par le profit capitaliste ou les normes raciales et sexistes, mais par un engagement partagé en faveur du bien-être des autres. 


[1Système dans lequel les personnes asservies sont aussi considérées comme des biens par leurs asservisseurs.

[2Couverture médicale pour certaines personnes avec un revenu et des ressources limités.

[3Assurance maladie fédérale, notamment pour les personnes âgées de 65 ans.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème