Retour sur les grèves du secteur public de 2023
Vers une renaissance syndicale
L’année 2024 a vu se conclure les négociations avec le Front commun du secteur public, tandis que les nouvelles réformes néolibérales de la CAQ continuent à mettre à mal les services publics. En réponse, une contre-attaque syndicale non négligeable s’organise.
Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle porte le potentiel d’un renouveau du mouvement syndical chez les travailleur·euses de l’État. Depuis l’adoption, il y a 40 ans, de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, les rondes de négociation ont donné lieu à peu de confrontations directes entre l’État patronal et les centrales syndicales. En effet, ces dernières, par peur de mesures répressives (comme des lois forçant le retour au travail) ou de l’imposition par décret de conventions collectives, ont eu très peu recours à la grève [1]. Les dispositions concernant les services essentiels prévues dans la Loi, l’encadrement de l’exercice du droit de grève, et la création d’ententes nationales et locales sont autant de facteurs qui ont mené à créer des négociations factices entre l’État et ses travailleur·euses. Les négociations d’ententes locales avec les centres de services scolaires, produit de la loi susmentionnée, en sont un bon exemple. Lors de celles-ci, le syndicat n’a pas le droit d’exercer légalement son droit de grève. Toutefois, ces négociations ont un impact considérable sur le travail des enseignant·es [2].
L’État, dans son rôle de législateur, règle le cadre juridique des négociations de façon à lier les mains des travailleur·euses et à limiter le rapport de force qu’ils et elles peuvent exercer sans transgresser ses lois patronales. Ainsi, en toute impunité, et parfois même avec l’aval des directions syndicales [3], les gouvernements ont adopté des mesures d’austérité et une série de lois visant à dégrader les conditions de travail dans le secteur public, par l’introduction de principes inspirés de la nouvelle gestion publique. On parle ici de mesures visant à centraliser davantage les institutions publiques sous la coupe des gouvernements, et au recours à la sous-traitance par le privé. La fin des élections dans les commissions scolaires et l’augmentation du recours aux cliniques privées en santé en sont deux exemples. On connaît l’incidence que ces mesures ont eue sur une brève période : les problèmes massifs de désertion des milieux de l’enseignement et de la santé par le personnel qualifié, la dégradation des services aux patient·es et la création du système d’éducation le plus inégalitaire au pays.

Le Front commun de 2023
Quelques circonstances ont toutefois permis au dernier Front commun de changer un peu le ton imposé par la Loi sur le régime de négociation. En 2020, la pandémie de COVID-19 a mis en lumière l’importance du rôle des travailleur·euses de première ligne dans le secteur public. Dans les années suivantes, l’inflation grimpante a poussé plusieurs travailleur·euses du secteur privé, alors en négociation, à demander de meilleures conditions de travail. Cela a donné lieu à une augmentation considérable des jours de grève au Québec [4]. Le contexte était donc favorable à un Front commun de grande ampleur. Dans presque tous les syndicats, l’envergure de l’appui aux votes de grève a été historique, à la surprise du gouvernement et peut-être même de certains syndicats [5]. Très peu de préparation a été faite en amont des négociations pour mobiliser les membres et les mener vers la grève en comparaison aux Fronts communs de 1972 ou de 1976 par exemple [6].
Le débrayage des travailleur·euses du Front commun, de la FAE et de la FIQ en 2023 se démarque par sa longueur (22 jours de grève pour la FAE) et la créativité des moyens de pression employés. Les enseignant·es ont occupé les bureaux du Conseil du trésor à Montréal, bloqué un terminal du port de Montréal et organisé de grandes manifestations rassemblant différents acteurs de la société civile. Sur les lignes de piquetage, on entendait des travailleur·euses prendre des positions inédites, notamment le désir d’en finir avec l’école à trois vitesses [7]. Toutefois, force est de constater que le Front commun, faute de préparation et de coordination, n’a pas réussi à canaliser cette énergie et à la faire aboutir sur une vraie transformation du régime d’austérité.
Il est important de souligner tout de même les gains historiques obtenus dans les ententes. Au niveau économique, les augmentations salariales et la mesure de protection contre l’inflation brisent des dizaines d’années d’augmentations rachitiques de 0 à 1 % par année. Au niveau politique, le mouvement syndical a réémergé comme une force sérieuse dans l’espace public. Même si le potentiel incarné par le Front commun n’a pas été réalisé en entièreté, cette mobilisation nous permet de tirer plusieurs leçons pour la suite des choses.

La mobilisation continue !
En effet, ce dernier Front commun a créé un momentum dans la mobilisation contre les réformes néolibérales de la CAQ en galvanisant les syndiqué·es et en confirmant l’appui de la population à leurs revendications. En effet, bien qu’un an se soit écoulé depuis la signature des ententes de principe, les centrales syndicales continuent d’accumuler des moyens de pression et des mobilisations contre le bulldozer de la CAQ. La taille de ces mobilisations est importante à souligner : la campagne « Pas de profit sur la maladie » de la CSN a ainsi rassemblé des milliers de personnes au Colisée de Trois-Rivières. De plus, elles peuvent se targuer d’atteindre parfois leur cible ! La mobilisation d’enseignant·es dans la région de Montréal a forcé la CAQ à revoir ses coupures et à réinvestir dans les programmes de francisation. Ces campagnes témoignent d’un mouvement syndical qui arrive à se relever tranquillement des revers subis depuis les années 1980, et d’une base qui commence à se mobiliser et à participer à la vie syndicale. Maintenant, pour passer à l’offensive, il faudra se doter d’un projet de société pour le mouvement des travailleur·euses de l’État. Comme Jean-Marc Piotte le soulignait en 1973, notre victoire en dépend :
« Dans le secteur public, la grève entraine des économies pour l’État et des pertes de salaire pour les travailleurs. Ceci ne signifie pas que la grève est un instrument inefficace dans le secteur public : cela indique seulement que la grève, comme les autres moyens de lutte, ne peut y avoir un sens et une efficacité que si elle est pensée politiquement [8]. »
Cette politisation de la vie syndicale, la base ne doit pas attendre de la recevoir des conseils exécutifs. Des initiatives inspirantes dans cette direction ont vu le jour l’année dernière à l’Alliance des professeures et des professeurs de Montréal. Le caucus uni de la base enseignante a mené une campagne contre la fermeture des classes d’adaptation scolaire, et la création du caucus du secteur public d’Alliance ouvrière a rassemblé des travailleur·euses de différentes accréditations syndicales.
[1] Cela fait partie d’une tendance nationale à la baisse des heures grevées depuis 1981, voir Gouvernement du Canada, « Jours non travaillés en raison de grèves et de lock-out, 1976 à 2021 », 30 mai 2022. En ligne : www150.statcan.gc.ca/n1/pub/14-28-0001/2020001/article/00017-fra.htm.
[2] On y négocie par exemple le dépassement du nombre d’élèves, la répartition des heures de travail dans le calendrier scolaire et le cadre des affectations de contrats.
[3] On pense notamment à la participation des centrales syndicales au « nouveau pacte social » pour le déficit zéro de Lucien Bouchard, qui a servi de prétexte pour d’importantes coupes budgétaires.
[4] Caillou, A. (2024, novembre 15). « Pourquoi les grèves sont-elles en hausse au Québec ? » Le Devoir. En ligne : www.ledevoir.com/economie/823786/pourquoi-greves-sont-hausse-quebec
[5] Le plan d’action mobilisation adopté par le conseil fédératif de la FAE en février 2023 ne comprenait pas l’organisation d’assemblées pour tenir des votes de grève.
[6] Le Front commun de 1972 est précédé par la publication de trois manifestes des grandes centrales syndicales (CSN, FTQ, CEQ) exposant leur projet politique. En 1976, les grandes centrales constituent un conseil d’orientation qui sera la structure décisionnelle du Front commun. Celle-ci est composée de 750 travailleur·euses.
[7] Pour d’autres exemples, lire le texte de Marion Miller, « 22 jours de grève », dans le numéro 100 d’À bâbord !.
[8] Piotte, J-M. La lutte syndicale (chez les enseignants). Les éditions Parti Pris, Montréal, 1973, p. 157. Texte intégralement disponible dans les Classiques des sciences sociales