Dossier : La gauche au Québec, (…)

Dossier : La gauche au Québec, entre la rue et les urnes

Le pouvoir municipal citoyen

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Anne Latendresse

Alors que la commission Charbonneau révèle chaque jour l’ampleur de la corruption – érigée en système dans les villes de Montréal, de Laval et sans doute aussi dans d’autres municipalités du Québec – et que nous sommes à quelques mois des prochaines élections municipales qui auront lieu le 1er novembre prochain, deux questions méritent d’être soulevées : quel rôle pour la gauche québécoise sur la scène municipale et quelle stratégie adopter en vue d’obtenir le « droit à la ville » si cher a Henri Lefevbre ?

Mais avant de répondre à ces questions, un retour en arrière s’impose pour rappeler l’épisode du Front d’action politique (FRAP), suivi de ceux du Rassemblement des citoyennes et des citoyens de Montréal (RCM) et du Rassemblement populaire à Québec. Certes, l’expérience du FRAP, avec la création de comités d’action politique dans les différents quartiers de la ville, semblait prometteuse. Elle était d’ailleurs sans doute trop menaçante pour le maire Jean Drapeau (que certains commentateurs et élus municipaux d’aujourd’hui n’hésitent pas à qualifier de visionnaire !) et les élites politiques et économiques de l’époque qui ont profité de la crise politique du début des années 1970 pour l’associer aux actions portées par certains groupes jugés dangereux pour l’ordre établi, et ainsi la discréditer à tout jamais.

Alors que les cendres du FRAP étaient encore toutes chaudes, le RCM allait voir le jour. Dirigé par Jean Doré, ce parti composé de militantes francophones et anglophones (dont plusieurs juifs et juives progressistes) de diverses tendances politiques sera au pouvoir de 1986 à 1990 et de 1990 à 1994. À peu près à la même période, soit en 1991, la population de Québec porte le Rassemblement populaire (RP) au pouvoir de 1991 à 2001. À l’instar du RCM, le RP est constitué de militantes, de professionnelles et d’intellectuelles qui ont à cœur la démocratisation de la municipalité, reconnaissant notamment le rôle, en particulier celui des femmes, pouvant être joué par les citoyennes en matière d’aménagement, de même que la nécessité d’une transformation du modèle de développement urbain à promouvoir.

Un bilan manquant

À ma connaissance, aucun bilan complet n’a été fait de ces deux expériences municipales portées par des militantEs de gauche ou de centre-gauche. Chacune d’elle possède une dynamique qui lui est propre, selon le contexte économique et politique local, les enjeux disputés, les forces politiques en présence, les acteurs locaux et le mouvement populaire en place. Une relecture de ces expériences s’avère importante pour mieux débattre de stratégie pour la gauche par rapport aux questions municipales. Hormis le travail accompli dans des thèses de doctorat et des mémoires de maîtrise portant sur l’un ou l’autre de ces partis, un pan de cette histoire reste à écrire et à analyser sans complaisance. Quel bilan tirer de ces expériences ou des partis politiques, composés en partie d’intellectuelLEs et de militantEs de gauche et ayant accédé au pouvoir grâce à l’appui notamment des mouvements urbains de ces deux villes ?

Force est de constater que, dans les deux cas, il s’agissait d’abord et avant tout de partis réformistes, porteurs d’une modernisation de la ville et d’une relative démocratisation de son institution, même si au départ leurs ambitions étaient plus grandes. À titre d’exemple, des militants du RCM avaient promu la décentralisation de pouvoirs et de compétences vers les quartiers, souhaitant en faire de véritables espaces politiques. Mais sous l’influence du leader du parti et d’éluEs plus modéréEs, le conseil municipal de Montréal se contentera d’un modèle centralisé, tout en intégrant une norme de participation publique (qui se limite à la consultation) à la gestion et à la planification urbaines. On doit donc au RCM la création des Bureaux d’accès Montréal, l’adoption de la première loi-cadre de consultation publique, la mise en place de l’Office de consultation publique (qui s’inspire du BAPE) et le premier Schéma d’aménagement de la ville. Pour certains observateurs, il s’agit là d’une avancée substantielle, car les Montréalais et Montréalaises peuvent dorénavant faire entendre leur point de vue. Pour une frange de la gauche du RCM, il s’agit d’un recul important par rapport à la possibilité de créer des espaces participatifs dotés de réels pouvoirs. En désaccord avec les orientations prises par le maire et son équipe, plusieurs militantEs quitteront d’ailleurs le RCM. On assiste alors successivement à la création de deux nouveaux partis politiques à saveur écologiste, notamment, qui mourront aussitôt nés. À Québec, grâce à l’engagement de militantes féministes, la Ville mettra en place une commission Femmes et ville. C’est dans cette agglomération également que l’on voit apparaître les conseils de quartiers qui sont composés paritairement de citoyennes et de citoyens mettant de l’avant les préoccupations des résidantEs des quartiers en matière d’aménagement.

Mais parallèlement à ces mesures qui visent l’ouverture de la ville aux citoyenNEs, ces deux partis, sous l’influence et la pression des élites politiques et économiques, mettront de côté certains de leurs engagements. Bien qu’une analyse plus fouillée et plus fine reste à faire, il est possible d’avancer que chacune de ces deux villes adoptera des orientations favorisant un développement urbain fonctionnaliste, la gentrification de quartiers centraux, l’utilisation de l’automobile et mettront en place des mesures favorisant souvent les promoteurs au détriment des intérêts collectifs. Cela explique sans doute en grande partie la distance prise par les mouvements urbains de ces deux villes respectives, et la méfiance des organisations communautaires qui préfèrent souvent développer et entretenir des relations directes avec les fonctionnaires plutôt qu’avec les éluEs pour faire avancer leurs dossiers ! Cette distanciation des organisations communautaires et des mouvements urbains vis-à-vis de la politique municipale partisane persiste encore aujourd’hui.

Création de sommets citoyens

Mais à partir des années 2000, alors que le gouvernement du Québec impose la réforme municipale, provoquant un bouleversement des territoires et des structures institutionnelles municipales sans précédent, on assiste également à l’émergence de nouvelles pratiques politiques. S’inspirant entre autres du mouvement altermondialiste et de son fameux Forum social mondial, des militantes et des militants ont tenu des « sommets citoyens de Montréal » dont les objectifs visaient notamment à repolitiser les enjeux urbains, à radicaliser la lecture du mouvement urbain montréalais et à développer, à partir d’une perspective critique, des propositions, des pratiques et des expériences favorisant l’appropriation de la ville par les citoyennes et les citoyens.

De 2001 à 2009, cinq sommets citoyens de Montréal ont eu lieu. Alors que les trois premiers étaient organisés par le Centre d’écologie urbaine de Montréal, les quatrième et cinquième sommets, tenus en 2007 et 2009, ont été portés collectivement par des réseaux d’organisations syndicales, communautaires, de femmes, environnementales, etc., avec l’appui du Service aux collectivités de l’UQAM. Cet élargissement du noyau d’organisateurs a permis d’accroître la légitimité de ces sommets – dont le dernier en 2009 a attiré plus de 1 000 personnes –, ainsi que des propositions et des idées qui en ont émergé.

Au fil du temps, les sommets citoyens de Montréal se sont imposés comme des événements rassembleurs qui permettent d’échanger et de diffuser des expériences novatrices comme les budgets participatifs [1]. De plus, ils ont constitué un espace ouvert, autonome, indépendant des institutions et non partisan qui permet aux citoyennes et citoyens organisés et non organisés de partager et confronter leurs analyses et leurs points de vue, de même que d’élaborer un agenda citoyen qui présente les grands principes et les valeurs de « la ville que nous voulons » [2]. De tels événements fédérateurs des différents acteurs et forces des mouvements sociaux ne s’étaient pas vus, à Montréal, depuis les années 1980.

Le droit à la ville

La tenue de ces sommets citoyens de Montréal qui ont mis l’accent sur la démocratie participative et l’écologie dans la ville ont permis de faire avancer les débats autour de la notion du « droit a la ville » qui, en peu de mots, se traduit par l’idée que la ville, comme espace produit, doit être définie d’abord et avant tout à partir de sa valeur d’usage plutôt que de sa valeur d’échange. En d’autres mots, la ville doit être développée en fonction des pratiques et des représentations de ceux et celles qui l’habitent, plutôt que de promoteurs souvent invisibles.

De plus, les citoyenNEs doivent prendre part non seulement aux délibérations entourant les grandes décisions liées au développement urbain, aux orientations budgétaires, aux services, aux projets d’aménagement, au transport, etc., mais aussi aux décisions elles-mêmes. Les sommets citoyens ont certainement permis de débattre d’alliances et de stratégies liées au pouvoir et aux contre-pouvoirs, aux espaces de délibérations et de démocratie participative et à la nécessite de résister et de s’auto-organiser en dehors des espaces politiques institutionnels. Toutefois, malgré une décennie d’échanges, de débats autour de la nécessité pour les citoyenNEs de s’approprier la ville tenus lors de cinq sommets citoyens, force est de constater notre faible capacité d’action, de même que notre très grande difficulté à rejoindre des Montréalaises et des Montréalais représentatifs de la diversité de la population en termes de classes sociales et d’origines ethnoculturelles notamment.

Dans le contexte de la campagne électorale municipale à venir, nous n’avons d’autres choix que de poursuivre un travail de réflexion et d’éducation populaire autour des enjeux urbains et de démocratie locale. Autrement, les élites économiques et politiques persisteront à accaparer les ressources publiques pour répondre à leurs intérêts, privatisant les espaces et les services publics, gentrifiant les quartiers de la ville et consolidant la fracture urbaine.


[1Cf. Anne Latendresse, « Le budget participatif : un moyen de réformer et consolider nos institutions », À bâbord !, numéro 48, février-mars 2012.

[2Cf. Le collectif La ville que nous voulons. http://www.villequenousvoulons.org/

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