Les vents froids du printemps québécois

No 49 - avril / mai 2013

Dérives

Les vents froids du printemps québécois

Philippe de Grosbois

99%Média, le collectif de vidéastes à l’origine du documentaire Dérives, s’est formé dans le contexte d’Occupons Montréal. Leur travail est bénévole, très politisé, de grande qualité et librement disponible sur le web [1]. Le 13 février dernier, jour anniversaire du premier vote de grève étudiante de 2012, le groupe lançait Dérives, un documentaire de 73 minutes sur la répression policière lors du Printemps érable, sur son site Web. Quiconque a suivi ou participé aux mobilisations a certainement eu l’occasion de voir des images de brutalité policière sur Internet. Je suis du nombre, et pourtant Dérives m’a bouleversé.

Ce sont d’abord et avant tout les actrices et acteurs du printemps qui prennent la parole dans le film. Celui-ci fait preuve d’une certaine audace en ne plaçant pas les étudiantes à l’avant de la scène : ce sont principalement des « Profs contre la hausse », des « Mères en colère et solidaires » et une « Infirmière contre la hausse » qui témoignent de leurs observations et offrent leurs analyses. Sans jamais tomber dans le paternalisme, le documentaire offre un portrait humaniste de la contestation et montre que c’est un mouvement citoyen qui a été sauvagement attaqué.

Une autre décision audacieuse est celle d’ouvrir le film avec l’analyse de Québécoises d’origine tunisienne, égyptienne et syrienne. D’entrée de jeu, leurs propos nous déstabilisent : ceux-ci font état des très bonnes relations qu’ils ont eues avec les services policiers lors de manifestations de solidarité internationale auxquelles ils ont participé. Par ailleurs, sur la question des manifestations étudiantes, leur discours change, et plusieurs tracent des similitudes avec le comportement policier dans leur pays d’origine. De cette manière, l’équipe de 99%Média évite deux pièges.

D’abord, celui de la condamnation en bloc de la police montréalaise et québécoise. Selon cette approche quelque peu simpliste, les membres des corps policiers seraient, presque par nature, brutaux et cruels. Au contraire, on comprend que cette attitude dépend aussi des valeurs entretenues dans l’institution, du traitement médiatique de la cause défendue par les manifestantes, voire d’une politisation de la force policière devant un mouvement susceptible d’ébranler les élites de notre coin de la planète.

Ensuite, celui par lequel on se refuse à faire des liens entre la répression telle qu’elle se vit dans les dictatures et celle que nous avons connue ici. Bien sûr, il faut se garder de faire des amalgames trop rapides. Cependant, sous plusieurs aspects, les différences de répression entre divers régimes sont de degrés, non de nature [2]. Aucune société n’est à l’abri d’un tel glissement autoritaire.

Et c’est là que le propos de Dérives est le plus pertinent. Plus qu’un simple montage de clips diffusés sur YouTube, 99%Média cherche à replacer la répression du Printemps érable dans le contexte plus large d’une dérive de l’ensemble de nos institutions publiques. Christian Nadeau, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, va dans ce sens lorsqu’il relie brutalité policière, brutalité juridique et brutalité médiatique. Si des policiers et des policières ont pu faire preuve d’une telle sauvagerie, c’est d’abord parce que d’autres institutions les enjoignaient à le faire : le gouvernement (par son discours belliqueux, son refus de condamner les abus policiers et par sa loi spéciale), les juges (par les injonctions, dont certaines enjoignaient directement la police à ouvrir l’accès aux institutions d’enseignement en dépit des votes de grève) et les médias (par la propagande et la voix de certains chroniqueurs au discours haineux et incitant à la violence).

* * *

Je me souviens des tout premiers jours après l’adoption du projet de loi 78, avant la venue des casseroles. Une chape de plomb venait de s’abattre sur le Québec. J’étais frappé de la rapidité avec laquelle une société peut voir la qualité de son débat public se détériorer et pourrir, et consterné par la puissance de la haine et de la peur lorsqu’elles se déchaînent, sans plus rien pour les contenir.

Certes, nous avons résisté, et sur ce plan, remporté quelques victoires : un an plus tard, la loi 12 est abrogée, Jean Charest est défait, et élever la voix ne demande plus autant d’air. Mais absolument rien ne nous prémunit contre les dérives présentées par 99%Média. Les forces policières et les cracheurs de fiel n’ont eu aucun compte à rendre pour leurs gestes et leurs paroles. Il nous faut cette enquê­te publique indépendante sur les comportements policiers lors du Printemps érable. Et l’un des moyens de l’obtenir, c’est de faire connaître Déri­ves à notre entourage, et ce, peu importe la couleur du carré.


[2Un court-métrage réalisé par Samer Beyhum, l’un des membres de 99%Média, aborde cette question de plus près. Voir La loi 78 et le printemps arabe, www.youtube.com/watch?v=dBQVgc5oqjg.

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