Justice. Discriminations systémiques

No 87 - mars 2021

Société

Justice. Discriminations systémiques

Jean-Claude Bernheim

En tant qu’expert en criminologie, on ne peut être sourd face aux réactions et aux prises de position suscitées par la mort de George Floyd en mai 2020. Le problème du racisme aux États-Unis a encore une fois ressurgi avec véhémence, et il n’a pas manqué de se répercuter au nord du 49e parallèle.

Ainsi, dans la foulée de cet événement tragique, le premier ministre Justin Trudeau déclarait : « il y a du racisme systémique dans notre pays et dans nos institutions… Dans bien des cas, ce n’est pas délibéré ou intentionnel ». Le ministre des Services aux Autochtones, M. Marc Miller, précisait que « la GRC n’était pas immunisée » contre le racisme [1]. Ces propos, qui en ont choqué plus d’un, méritent d’être examinés à la lumière du Code criminel et des résultats de son application.

Qui est visé par le système criminel et pénal ?

Selon les faits compilés par les corps policiers et analysés par Statistiques Canada en 2006, au début du 21e siècle, « la criminalité ne se produit pas au hasard dans les villes, mais elle est liée à des facteurs démographiques, socioéconomiques et de l’utilisation du terrain ». Dans son étude portant sur la criminalité à Montréal, Statistique Canada constate également que : « la criminalité est plus présente dans les quartiers dont les résidents ont moins accès aux ressources sociales et économiques [2] ». La criminalité traditionnelle n’est donc pas le fruit du hasard, mais plutôt, en grande partie, la résultante des conditions sociales et économiques dans laquelle se trouvent les personnes criminalisées.

En ce qui concerne les prisons provinciales, où sont purgées les peines de moins de deux ans, les faits nous indiquent que la durée moyenne de la détention est passée de 48,6 jours en 2003-04 à 60,7 jours en 2012-13, pendant que le taux général de criminalité passait de 5 338 à 3 789 par 100 000 habitants et que la criminalité contre les personnes baissait légèrement. Ce paradoxe – baisse du taux de criminalité, mais hausse des temps de détention – s’explique, en partie, par l’augmentation de la sévérité des peines et l’imposition d’un plus grand nombre de peines minimales.

Il faut également savoir qu’au Canada, en 2016-17, 66,8 % des femmes emprisonnées se voyaient imposer une peine d’un mois ou moins. Pour les hommes, c’était 55,2 %. Ces peines de moins d’un mois ne concernent pas des crimes violents ou contre les personnes, mais des délits de gravité moindre.

En ce qui concerne les personnes en détention, 60 % d’entre elles n’ont pas de diplôme d’études secondaires, et au moins le tiers bénéficie de prestation de l’aide sociale, confirmant les conclusions de Statistiques Canada à propos de leur situation économique.

Comment expliquer qu’une institution telle que la justice pénale et criminelle soit accaparée presque exclusivement par une catégorie de citoyen·ne·s et qu’elle méconnaisse la plupart des autres ? Y aurait-il un ou plusieurs facteurs qui feraient en sorte que cette institution discrimine certain·e·s au profit d’autres ?

Des dispositions discriminatoires

Pour tenter de répondre à cette question, examinons un comportement qui peut se matérialiser de différentes façons : le vol. L’article 322 (1) du Code criminel stipule : « Commet un vol quiconque prend frauduleusement et sans apparence de droit, ou détourne à son propre usage ou à l’usage d’une autre personne, frauduleusement et sans apparence de droit, une chose quelconque, animée ou inanimée… ».

Rationnellement, la plupart des citoyens s’accordent pour dire que le vol est inacceptable et contraire à ce qui est attendu d’un·e citoyen·ne honnête.

L’article 334 concerne les sanctions imposées et établit que « sauf disposition contraire des lois, quiconque commet un vol  » sera condamné à une amende et/ou un emprisonnement, accompagné d’un casier judiciaire.

Le début de l’article 334 est fort instructif puisqu’il commence par « sauf disposition contraire des lois… ». Ce bout de phrase nous permet de comprendre pourquoi le vol à l’étalage est un crime, alors que la publicité trompeuse (le miroir du vol à l’étalage : ce n’est plus une personne qui vole une corporation, mais une corporation qui vole les clients) est gérée par une autre loi, qui évite que soient criminalisées les personnes qui ont rédigé et diffusé la publicité incriminée, ainsi que les personnes qui en ont tiré profit. C’est ce qui explique que des voleur·se·s à l’étalage soient éventuellement emprisonné·e·s et que les propriétaires de commerces ne le soient pas. Il en est de même, par exemple, pour les fraudes à la TVQ et à la TPS, prises en compte par d’autres lois que le Code criminel.

Qui a eu l’idée de discriminer les voleur·se·s selon leur pouvoir économique. pour ultimement criminaliser le comportement des un·e·s et pas celui des autres ? La réponse à cette question est très simple : ce sont tou·te·s les député·e·s du Parlement du Canada, qui d’un commun accord, peu importe le parti politique, ont cautionné et cautionnent toujours cette discrimination, inhérente au fondement même du système de justice pénale et criminelle.

En effet, cette inclusion formelle remonte à l’adoption de l’édition de 1955 du Code criminel. Depuis, des centaines de juristes ont analysé l’un ou l’autre des articles de ce code sans jamais aborder cet anachronisme qui permet à certains voleurs d’échapper au Code criminel. Cette discrimination étant inscrite dans le Code, les policiers, tout comme les procureurs de la Couronne et les juges, vont dans l’application de leur mandat, être appelés à intervenir lors de vols à l’étalage avec des personnes généralement démunies ou jeunes, mais jamais avec les commerçants voleurs. Étant tous confrontés à un seul « type de voleur », l’image d’une société compartimentée ne peut que s’imposer à eux, confortant du même coup le profilage social.

Des tribunaux d’exception

En ce qui concerne, justement, les policiers : leurs comportements sont encadrés par les comités de disciplines internes, le commissaire à la déontologie et le Comité de déontologie policière. Ce sont les articles 6 et 10 du Code de déontologie des policiers du Québec qui définissent, par exemple, l’« usage excessif de la force ». Mais, pour les autres citoyen·ne·s, en cas d’actes violents, ce sont plutôt les dispositions du Code criminel relatives aux « voies de fait » qui s’appliqueront. On pourrait encore citer le cas de la corruption pour démontrer que les corporations professionnelles sont là d’abord et avant tout pour protéger leurs membres, et pour leur éviter la stigmatisation qu’engendre une condamnation criminelle.

On retrouve des contrevenants dans toutes les classes sociales, mais pour éviter aux professionnels d’être criminalisé·e·s, que la prison et un casier judiciaire ne soient les conséquences de leurs agissements, les député·e·s tant au fédéral qu’au provincial adoptent des « dispositions contraires des lois » en créant des « tribunaux d’exception », tels les comités de discipline. Comme le soulignait déjà Beccaria (1738-1794) dans Des délits et des peines (1764) : « La plupart des lois ne représentent d’ailleurs que des privilèges et ne sont qu’un tribut imposé à tous, en faveur d’un petit nombre ».

Compte tenu de ces faits indéniables, les autorités politiques fédérales et provinciales ont l’obligation juridique et morale de légiférer afin de mettre un terme aux discriminations, en expurgeant le Code criminel de tous les « crimes » qui aujourd’hui sont sujets aux « dispositions contraires des lois », faisant ainsi en sorte que l’équité et l’égalité de tou·te·s devant la loi ne soient pas seulement un slogan. Pour ce faire, on ne peut que souhaiter qu’un débat public s’engage dans les plus brefs délais. 


[1Radio-Canada, « Il y a du racisme systémique dans la GRC… ». En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1711207/canada-racisme-systemique-trudeau-grc-lucki-police

[2Josée Savoie, Frédéric Bédard et Krista Collins, Caractéristiques des quartiers et répartition de la criminalité sur l’île de Montréal, Ottawa, Statistique Canada, juin 2006, p. 6 et 42.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème