Première Moisson. Tribulations d’une syndicalisation

No 66 - oct. / nov. 2016

Actualité

Première Moisson. Tribulations d’une syndicalisation

Claude Côté

Figure familière des étalages de supermarché, la boulangerie Première Moisson, occupe une place particulière dans les maisonnées québécoises. Récit du premier syndicat à voir le jour chez Première Moisson, dans sa succursale du marché Jean-Talon à Montréal.

Fondée en 1992 par la famille Colpron-Fiset, cette boulangerie d’inspiration française propose à ses client·e·s des pains, des pâtisseries et des charcuteries de qualité à bas prix. Aujourd’hui propriété à 75 % de Métro-Richelieu, l’entreprise opère une vingtaine de succursales principalement dans la région montréalaise. En 2010, celles-ci comptaient plus de 1 000 salarié·e·s.

Se syndiquer pour être respecté

L’idée de se syndiquer s’ancre dans le contexte de lutte à la précarisation que certaines organisations syndicales mènent actuellement en Amérique du Nord. Cette lutte s’articule entre autres à travers l’augmentation du salaire minimum à 15 $ de l’heure. Comme la plupart des salarié·e·s dans le commerce au détail, les artisans de Première Moisson ne gagnent souvent que le salaire minimum (10,75 $ / h). Plusieurs d’entre eux n’ont d’ailleurs reçu aucune augmentation salariale depuis quatre ou cinq ans, se sentant ainsi peu valorisé·e·s par l’employeur. La syndicalisation devient alors une solution pour ces personnes.

C’est à la suite de discussions entre collègues sur les conditions de travail qu’un projet de syndicalisation a pris forme. Nous avons enfin pris le temps d’exprimer ce que l’on ressentait et d’être proactifs. Pour beaucoup de collègues, être syndiqué permettrait de contrer l’arbitraire patronal et de s’assurer d’être respecté.

C’est donc en novembre 2015 que les premières rencontres avec le service de syndicalisation de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ont eu lieu. Au départ, la centrale cherchait principalement à voir la viabilité d’un tel projet. Elle ne désirait pas se lancer dans celui-ci si cela mourait au bout d’une année. Afin de rassurer la CSN, il était nécessaire de rejoindre les salarié·e·s qui étaient présent·e·s au sein de l’entreprise depuis plusieurs années et qui donneraient une légitimité plus grande au projet. Pour la CSN, il fallait que la campagne s’ancre plus profondément que seulement chez les étudiant·e·s, qui sont pour la plupart que de passage dans l’entreprise. À mon avis, il faut tout de même être plus « agressif » dans la syndicalisation des précaires. Avec un taux de roulement élevé, ce genre de commerce nécessite d’agir rapidement si l’on ne veut pas devoir recommencer constamment le processus d’accréditation. Un noyau de quelques personnes s’est ainsi tranquillement formé, rassemblant autant des salarié·e·s à temps partiel qu’à temps plein. Le syndicat avait maintenant sa légitimité !

Oppositions

C’est au cours de la soirée du 2 mai 2016 que la requête en accréditation a été déposée au Tribunal administratif du travail (TAT). Quelques jours auparavant, l’impression générale était que les patrons se doutaient de quelque chose. Il y avait même un sentiment de surveillance chez certains salarié·e·s. Cette impression s’est confirmée au courant de la journée : l’employeur a convoqué des rencontres d’urgence pour le lendemain sans savoir que la requête serait déposée en soirée. Le 3 mai, le conseiller syndical s’est présenté sur le lieu de travail pour expliquer au patron qu’une requête avait été déposée et qu’il ne pouvait d’aucune façon interférer dans le processus. Après une enquête rapide d’un mois par le TAT, les militant·e·s apprenaient la bonne nouvelle : leur syndicat était accrédité.

Afin de s’assurer que celui-ci demeure actif, différentes rencontres d’information ont eu lieu pour rallier le maximum de gens au projet syndical. Le succès de ces rencontres fut mitigé à mon avis. Il a fallu plusieurs rencontres avant que les opposant·e·s au projet finissent par se présenter à l’une d’elles. Nous croyions d’ailleurs avoir désamorcé certaines de leurs craintes. C’est au moment de l’assemblée générale que nous avons cependant compris leur stratagème.

Lors de l’assemblée générale de fondation, les opposant·e·s se sont présenté·e·s massivement afin de faire passer des points laissant croire à une tentative de sabotage. L’animateur de radio-poubelle Éric Duhaime serait fier des réactionnaires ; ce dernier avait proposé dans un pamphlet antisyndical d’investir les lieux décisionnels des syndicats afin de s’assurer d’une réorientation idéologique où les luttes politiques des syndicats se retrouveraient mises au rancart. Les élèves ont dépassé le maître ! Les opposants à la syndicalisation de la boulangerie ont accaparé le syndicat et ont entamé le processus de torpillage dès sa fondation.

Première étape : la remise en question du processus de syndicalisation en soumettant une proposition de « référendum » auprès des salarié·e·s. Cette stratégie vise à anéantir le rapport de force probable du syndicat lors de la négociation. Dès le lancement de l’assemblée générale, la « porte-parole »des opposants prit la parole afin d’expliquer que le processus de syndicalisation n’avait pa été démocratique et qu’elle détenait une liste de salarié·e·s qui se sentait lésé·e·s puisqu’ils et elles n’avaient pas été « consulté·e·s » dans le processus. Deuxième étape : les réactionnaires ont proposé d’imposer un quorum à 50 % pour les assemblées générales. Un vernis démocratique a servi d’argument principal à cette proposition malgré le fait que cela rende très difficile d’avoir une vie syndicale active avec un tel quorum. Cela ressemblait de plus en plus à un sabotage en règle. Troisième et ultime étape : lors de l’élection du comité exécutif, les trois postes ont été gagnés par des opposant·e·s au projet de syndicalisation. On peut dire que les patrons ont maintenant des allié·e·s de taille dans le syndicat.

Organiser les précaires : ardu mais possible

Bien que cette expérience syndicale s’annonce éphémère, il demeure important d’organiser les travailleurs et travailleuses précaires, même si cela est difficile. Il faut rappeler que des outils existent afin de s’assurer de la mise en place d’une première convention collective. En ce qui concerne le syndicat de Première Moisson, nous pouvons cependant douter de l’efficacité de celui-ci dans un proche avenir.

Puisque chaque processus de syndicalisation est unique, cette campagne doit servir de modèle pour les militantes et militants syndicaux qui voudraient s’organiser sur leur lieu de travail. Elle doit être une démonstration que c’est possible de s’organiser, malgré les obstacles énumérés. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour que les travailleurs·euses précaires s’organisent collectivement et que ceux-ci soient enthousiastes de le faire. Je continue de croire que les centrales syndicales doivent investir temps et argent dans la syndicalisation des travailleurs·euses atypiques et ainsi faire avancer les conditions de travail de manière générale.

Malgré la tentative de sabotage, les militant·e·s du Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Boulangerie Première Moisson – CSN continue de solidifier leur rapport de force pour négocier une première convention collective !

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