Comment les femmes ont sauvé le mouvement syndical

No 66 - oct. / nov. 2016

Comment les femmes ont sauvé le mouvement syndical

Jan Frans Ricard

Les femmes ont joué un rôle crucial dans l’histoire du syndicalisme au Québec, comme ailleurs. Leur contribution au mouvement syndical et à la société en général est cependant minimisée, passée sous silence, reléguée à la périphérie de l’Histoire, cantonnée aux études féministes. C’est une grave injustice. D’importantes batailles sociales, dont les fruits sont ce que l’on nomme aujourd’hui si chèrement nos « acquis », ont été menées en grande partie par le mouvement féministe, incluant ses ramifications dans les syndicats.

Avec le retour en force de la droite ultralibérale, qui a accompagné la crise de l’État et du modèle de social-démocratie depuis la fin des années 1970, et la mise en place d’une nouvelle phase de la globalisation qui a suivi, au tournant des années 1990, le mouvement syndical a été confronté à plusieurs changements. Le constat de son affaiblissement fait consensus tant chez les chercheurs·euses que chez les premiers intéressés, les syndicats eux-mêmes. Le mouvement est en déficit de légitimité. Il peine à assumer sa pleine capacité de représentation et à s’adapter aux nouvelles réalités identitaires et démographiques dans un monde globalisé.

S’il est vrai que les syndicats québécois n’ont jamais cessé d’être une force sociale incontournable, il n’en demeure pas moins qu’ils ont dû, comme ailleurs, repenser leurs façons de faire. Or, sans les femmes, il y a fort à parier que le mouvement syndical ne serait plus aujourd’hui que l’ombre de cette force progressiste et rassembleuse qu’il continue d’incarner, pour plusieurs.

Les débats et réflexions entourant le « renouveau syndical », depuis le début des années 1990, devraient contribuer à rendre pleinement justice aux femmes – particulièrement les féministes – qui n’ont pas attendu la crise du syndicalisme pour se mettre en marche. Il existe assez de recherches pour démontrer hors de tout doute leur contribution majeure au mouvement syndical au Québec et au Canada. Mais personne ne s’est aventuré à ce jour à formuler une thèse aussi radicale, du moins en apparence : les femmes ont sauvé le mouvement syndical. C’est ce que nous entreprenons de faire dans le cadre d’une thèse de doctorat.

Le mouvement syndical dans le piège de la division

L’histoire des femmes au sein du mouvement syndical est une longue marche ponctuée de luttes, de revendications et de conscientisation, en butte à des structures et à une mentalité patriarcales qui reproduisaient les divisions induites par la classe dominante.

Les femmes ont toujours travaillé, que ce soit du travail salarié ou « invisible », et en général les deux en même temps, dans des conditions souvent plus pénibles que celles des hommes. Malgré cela, elles n’étaient pas considérées au même titre qu’eux. Les syndicats, d’ici et d’ailleurs, ont lutté contre le travail des femmes, refusé d’appuyer des grèves des femmes, reproduit les doubles standards, accepté la discrimination basée sur le sexe au centre des conventions collectives, etc. La liste est longue et compromettante. Les demandes des femmes dans les négociations collectives étaient vues comme des éléments distincts, secondaires et elles étaient les premières à être abandonnées.

Pourtant, les femmes avaient fait leurs preuves depuis longtemps au Québec, en participant activement à de nombreuses grèves, étant souvent majoritaires : les allumettières de Hull (1924), la grève des midinettes (1937), Dominion Textile (1946), Dupuis et frères (1952), pour n’en nommer que quelques-unes. De grandes figures militantes émergèrent de ces actions, comme Madeleine Parent et Léa Roback. On pense aussi à Laure Gaudreault, qui fonda l’Association catholique des institutrices rurales en 1936 (qui deviendra la CSQ), et au groupe Solidarité féminine, mis sur pied en 1932 par des militantes communistes pour venir en aide aux chômeuses et à leurs familles et encourager le militantisme des femmes.

On pourrait avoir tendance à croire que les syndicats, au gré des changements sociaux et de l’évolution des mentalités, se sont ouverts aux femmes, ont embrassé les idées féministes pour finir par s’en faire les ardents défenseurs. Il n’en est rien. Ce sont les féministes qui ont ouvert les organisations syndicales de l’intérieur, qui les ont forcées à évoluer. Elles se sont battues au sein des syndicats pour faire reconnaître le travail des femmes, pour qu’ils promeuvent les revendications féministes et pour y faire leur place comme militantes, élues et salariées. Elles ont participé à la tâche colossale de renverser la société patriarcale dans une triple révolution : changer les rapports au travail, changer les syndicats et changer la société.

Les années 1960-1970 et les comités de condition féminine

Avec la syndicalisation massive des secteurs public et parapublic au cours des années 1950 et 1960, une nouvelle génération de femmes a commencé à faire entendre sa voix dans les centrales syndicales et à y impulser un changement qui s’avérait plus que nécessaire. Dans les années 1960 et 1970, elles sont encore une fois au premier front des conflits et contribuent grandement à l’avènement d’une nouvelle ère des relations du travail. Les grèves illégales des infirmières de l’hôpital Sacré-Cœur de Hull (1960) et de l’hôpital Sainte-Justine (1963) ont ont joué assurément dans l’adoption du premier Code du travail au Québec (1964) et du droit de grève et de syndicalisation dans le secteur public et dans l’enseignement (1964-1965). Dans la lutte du Front commun de 1972, elles se signalent encore.

La mise sur pied des comités de condition féminine (CCF) dans les centrales syndicales (FTQ, 1972 ; CEQ, 1973 ; CSN,1974 [1]), sous l’impulsion des féministes de la 2e vague, a marqué un tournant majeur dans l’histoire du mouvement québécois. Les CCF ont contribué à « changer l’image publique et interne du mouvement syndical […] à susciter une plus grande participation des femmes ». « C’est en fait l’ensemble des pratiques syndicales qui ont été touchées par l’action des femmes [2] ». En mettant notamment en place des programmes internes de formation et de discrimination positive ainsi que des mesures de conciliation travail-famille-militantisme, ils ont agi comme de puissants vecteurs d’évolution du mouvement syndical, et ce, malgré le fait que les femmes demeuraient « à peu près absentes des structures formelles et informelles de pouvoir à l’intérieur des centrales et des syndicats ou fédérations [3] ».

Des CCF ont été créés dans l’ensemble des structures syndicales et en intersyndicale, au sein du Collectif 8 mars, qui inclut la Fédération des femmes du Québec. Les syndicats ont d’abord critiqué leur pertinence, prétextant que les inégalités de genre représentaient une « contradiction secondaire » qui éloignait le mouvement de ses véritables objectifs de lutte de classes, pour ensuite s’en accommoder pour des raisons plus utilitaristes. Des progrès ont été réalisés depuis, même si la situation demeure imparfaite.

Pionnières des luttes sociales

Depuis les années 1990, le renouvellement des solidarités a été en grande partie porté par les femmes, en ce qu’il a été articulé autour de thématiques féministes ou développées dans des champs de luttes ouverts ou poussés par les femmes. Elles ont fait partie des premières à embrasser l’essor identitaire porteur des nouvelles demandes sociales, au profit de valeurs plus humanistes. Cela a contribué à élargir l’éventail des luttes syndicales, incluant toujours les plus vulnérables : femmes, LGBT, immigrant·e·s, solidarité internationale, harcèlement au travail (d’abord sexuel et ensuite psychologique), prostitution, travail atypique, etc. Les femmes ont porté cette conscience et ce besoin d’affirmation contre toute forme de domination et d’exploitation, d’autant plus qu’elles sont systématiquement surreprésentées dans les catégories marginalisées. À ce titre, la Marche mondiale des femmes de 2000, qui fit suite à la marche « Du pain et des roses » de 1995, a marqué un nouveau chapitre dans la solidarité internationale et donné le ton aux thématiques et revendications syndicales à l’aube du nouveau millénaire.

Les féministes ont aussi contribué, par l’introduction de l’analyse différenciée selon les sexes (ADS), à une meilleure compréhension des formes de discriminations systémiques et des injustices socioéconomiques de la part des syndicats.

Les acquis

Quand on se penche sur l’évolution des politiques publiques et de l’ensemble du cadre législatif ainsi que sur les gains réalisés dans les conventions collectives, on se rend compte de toute la portée du rôle des féministes sur l’amélioration des conditions de travail et la transformation de la société. On constate que de nombreuses revendications féministes de longue date, portées énergiquement par les syndicats, sont maintenant institutionnalisées et font partie du nouvel ensemble de valeurs largement partagé au Québec. On pense notamment à l’équité salariale, aux congés de maternité et parentaux, aux allocations familiales, au réseau public de services de garde, aux impacts sur le système d’éducation, aux lois sur le mariage, sur le viol, sur la garde des enfants et les pensions alimentaires, sur l’avortement et le contrôle des naissances. On peut également affirmer que dans les 20 à 30 dernières années, la plupart des gains majeurs faits dans les conventions collectives au Québec, particulièrement dans le secteur public, concernent des revendications mises de l’avant par les féministes.

Ces gains sont venus s’établir, au fil des ans, comme de solides acquis et références, non seulement dans les lois, les politiques et les conventions collectives, mais en tant que normes sociales dans les milieux de travail et au sein de la société.

Il ne faut pas sous-estimer la profondeur de ces changements. S’il est vrai qu’aujourd’hui, les hommes ont des valeurs plus égalitaires, il faut considérer la véritable révolution du modèle culturel que les femmes ont opérée et qui est à l’origine de ces changements. Elles l’ont fait avec certains hommes, bien sûr, mais cela s’explique en grande partie parce qu’elles ont réussi ce tour de force de transformation sociale. Elles furent les bougies d’allumage d’un renouvellement de la culture et des pratiques syndicales, souvent à partir de groupes « non mixtes ». Ces réalisations ont contribué grandement à la légitimité et à la pertinence des syndicats. D’autant plus que les valeurs féministes se sont érigées en indicateurs de démocratie et de progressisme et font partie des critères à partir desquels on juge ces organisations. C’est en ce sens qu’elles ont sauvé le mouvement syndical. Elles ont forcé les syndicats, et les hommes, à évoluer.

Mais les menaces de ressac se font sentir et les acquis demeurent fragiles. Aux syndicats d’y voir, de réaffirmer leur combativité et d’intensifier leurs luttes avec les groupes féministes et au sein de coalitions élargies. D’autant plus que leur avenir passe en grande partie par les femmes, notamment celles issues de l’immigration.


[1En 1952, la CSN s’est dotée d’un Comité féminin. En 1966, ses membres proposent sa dissolution sous prétexte qu’il contribue à la perception que les femmes sont « à part » dans le mouvement.

[2Mona-Josée Gagnon, « Les comités syndicaux de condition féminine » in M. Lavigne et Y. Pinard (sous la dir.), Travailleuses et féministes. Les femmes dans la société québécoise, Montréal, Boréal Express, 1983, p. 165 et 169.

[3Mona-Josée Gagnon, « Les femmes dans le mouvement syndical québécois », Sociologie et sociétés, 1974, vol. 6, no 1, p. 31.

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