Le financement électoral américain, ou le triomphe de l’argent

No 64 - avril / mai 2016

Le financement électoral américain, ou le triomphe de l’argent

Julien Gauthier Mongeon

Les primaires américaines s’achèvent dans quelques semaines. Une fois que les conventions nationales démocrates et républicaines auront confirmé la ou le candidat retenu, en juillet, la campagne présidentielle pourra alors véritablement commencer, en vue de l’élection le 8 novembre prochain.

Or, on ne peut évoquer la présente campagne américaine et celles passées sans parler du système de financement électoral. D’une campagne à l’autre, on assiste à un retrait progressif des contributions fédérales dans un contexte où les lois encadrant le financement électoral se relâchent. La question qui se pose coule alors de source : si l’argent servant au financement des campagnes électorales provient d’intérêts privés, comment s’assurer que les candidat·e·s à la haute fonction présidentielle rencontrent l’intérêt public ? Un philosophe allemand, Jürgen Habermas, a développé un concept maintenant très connu pour discuter l’importance grandissante de l’argent dans un monde où la politique est devenue affaire de professionnels, et de pognon. Il s’agit du concept de colonisation du monde vécu, qui s’éclaire à la lumière de la présente campagne américaine.

Pour Habermas, le monde vécu désigne le contexte social dans lequel les acteurs puisent un ensemble de significations communément partagées. C’est comme espace « d’intercompréhension » où la formation du consensus s’appuie « sur l’autorité du meilleur argument » (TAC, p.159) que le monde vécu constitue l’arrière-fond moral d’une société. Il s’agit de s’entendre tous ensemble sur la meilleure conduite à adopter face à des enjeux qui engagent moralement l’ensemble de la société. À cette exigence morale d’entente commune s’oppose l’impératif du système qui vise l’efficacité, parfois au détriment du bien commun, et dont les deux composantes essentielles sont le marché économique et l’administration. Tandis que l’argent sert de médiation pour permettre la régulation du marché, c’est par le pouvoir que l’administration s’organise en tant qu’instrument mis au service de l’efficacité technique. En réduisant la démocratie aux règles de fonctionnement prescrites par le marché, le système électoral américain encourage le financement de la part de riches donateurs privés. Un personnage comme Donald Trump, qui se targue de financer lui-même sa campagne électorale, fut dans le passé un important donateur pour le Parti démocrate. Son influence comme lobbyiste ne l’a pas empêché de faire le saut en politique, ce qui montre l’importance de l’argent dans le destin d’une carrière politique.

C’est dans un contexte d’effritement du financement public que les campagnes électorales deviennent l’instrument du marché qui impose à la démocratie américaine ses propres règles. Habermas y verrait une colonisation du monde vécu par le système financier ou un déséquilibre entre l’univers culturel basé sur la coopération entre les acteurs et le monde impersonnel de l’argent.

Système et monde vécu

Il existe un équilibre entre la raison instrumentale – où se fait jour la nécessité d’organiser de manière efficace « tous les aspects de la vie sociale », de la production à la division du travail – et la raison morale. Si cette dernière vise essentiellement à débattre des valeurs à partir desquelles les rapports sociaux s’organisent, la raison instrumentale repose sur l’objectif impersonnel d’optimiser l’efficacité du système. Si toute société comporte l’impératif d’organiser au mieux les conditions matérielles d’existence, c’est-à-dire d’anticiper les effets d’une action et de gérer de manière efficace ses conséquences, il faut un espace où puissent s’exprimer librement les acteurs en société. Autrement dit, il faut pouvoir discuter des valeurs morales que nous souhaitons adopter sans être instrumentalisés par les règles impersonnelles qu’on retrouve du côté du marché.

Habermas voit dans la société contemporaine un travestissement du projet initial de la modernité, où on passe du pouvoir par le peuple à une prise en charge des affaires politiques par le pouvoir des élites. La raison instrumentale prend une importance démesurée par rapport aux enjeux éthiques qui engagent l’avenir de l’humanité. C’est dans ce contexte qu’Habermas parle d’une professionnalisation de la politique où la nécessité de gagner une élection prend le pas sur les enjeux éthiques qui devraient être ce qui guide l’action des élu·e·s. Dans le contexte électoral américain, le pouvoir impersonnel de l’argent sert à accroître la visibilité des candidat·e·s grâce à une efficacité technique qui consiste à bombarder l’opinion de slogans sans véritable contenu.

Le financement des campagnes électorales par des intérêts privés s’inscrit dans cette course à la rentabilité où les candidat·e·s doivent éventuellement rendre des comptes à ceux et celles qui ont contribué à leur succès électoral. C’est ainsi que les riches banquiers de Wall Street, dont ceux de Goldman Sachs, financent à coups de plusieurs millions les candidat·e·s démocrates et républicains qui se présentent lors des primaires. On constate d’ailleurs, depuis les dernières élections, une diminution croissante des contributions publiques dans le financement des campagnes électorales américaines.

Habermas y verrait un exemple édifiant du déséquilibre entre la raison instrumentale du monde de l’argent, froid et impersonnel, et la communauté comme lieu d’échanges basés sur la coopération des acteurs sociaux. La logique du système colonise le monde vécu des individus à qui l’on prive le droit d’être réellement maître de leur destinée future. Dans une campagne électorale, la possibilité de remporter une élection dépend largement des fonds mis à la disposition des candidat·e·s. Se présenter aux élections devient une activité professionnelle où l’importance de solliciter des fonds de la part de particuliers participe du déséquilibre entre le monde impersonnel de l’argent et le monde vécu.

Les différents organes de financement aujourd’hui

Si l’aide publique existe bel et bien pour financer les campagnes américaines, elle ne représente que le quart du financement que reçoivent les candidat·e·s des deux principaux partis. En effet, la part du financement publique ne cesse de décroître depuis les élections de 2008, date à laquelle le futur président américain, Barack Obama, avait refusé les fonds publics pour subventionner sa campagne électorale. Ce précédent marque un tournant dans la manière dont s’effectue le financement des candidat·e·s, bien que la diminution des contributions publiques s’inscrive dans la suite de ce qui fut entamé dans les dernières décennies. Habermas y verrait une confirmation de sa thèse selon laquelle l’argent dicte aux décideurs et décideuses le meilleur choix politique, au lieu que le sort politique résulte d’une délibération commune. Vouloir réglementer le financement électoral répond à l’exigence de préserver l’autonomie de la sphère publique. Or, mettre l’argent au service d’une fin utilitaire, à savoir la nécessité d’être élu, empiète sur le débat moral qui constitue la pierre angulaire d’une saine démocratie. Le monde vécu tombe sous l’emprise du système monétaire qui dicte seul les règles du jeu électoral.

Avant 1971, plusieurs lois légiféraient sur certains types de contributions à défaut d’encadrer le financement global des partis politiques. Ce n’est qu’après cette date que l’on adopte des mesures servant à limiter le montant des contributions venant des partis, des donateurs privés, ainsi que l’argent qu’un·e candidat·e peut dépenser pour financer sa propre campagne électorale. Au lendemain du scandale du Watergate impliquant le président Nixon, on assiste à plusieurs mesures visant à mieux encadrer les pratiques électorales des différents partis. L’une d’entre elles est bien connue. Il s’agit du Federals Election and Campaigns Act (FECA) qui donnera naissance aux principaux organes de financement public qu’on retrouve actuellement aux États-Unis. Créé en 1971, le FECA connaît plusieurs amendements afin de resserrer la législation entourant le financement électoral, celui de 1974 étant le premier en date, et non le dernier. C’est dans la foulée de ce premier amendement qu’est créée la Commission électorale fédérale (FEC). Cette dernière vise à clarifier ainsi qu’à renforcer les lois entourant le financement des campagnes électorales, les différent·e·s candidat·e·s ayant l’obligation de présenter le montant de leurs dépenses électorales en plus de présenter leurs sources de revenus.

En réponse à cette réglementation, on assiste aussi à la création d’organisations parallèles auxquelles contribuent de riches donateurs afin de financer les campagnes publicitaires des différent·e·s candidat·e·s. C’est le cas des groupes 527 qui ont connu un développement considérable depuis le début des années 2000 [1]. C’est ainsi qu’America together et Media fund, les deux plus grandes organisations des groupes 527, ont réussi à collecter 100 millions de dollars pour les démocrates lors de la campagne électorale de 2004.

Les groupes 527 utilisent le soft money, c’est-à-dire l’argent qui ne tombe pas sous le coup des lois électorales, pour recueillir des fonds afin de financer la campagne d’un·e candidat·e. L’argent fédéral donné directement aux candidat·e·s désigne pour sa part le hard money, dont la limite est fixée par les lois sur le financement électoral. Plusieurs comités 527 ont essaimé depuis 2002 après la promulgation du Bipartisan Campaign Reform Act (BCRA), dernier amendement en date qui s’inscrit dans la suite de Federal Electoral Campaign Act de 1971. De 1992 à 2000, la part des contributions provenant du soft money est passée de 86 millions à 292 millions de dollars, ce qui indique un déséquilibre croissant entre le financement fédéral et l’argent venant de donateurs privés. Si le BCRA visait à restituer le mandat initial du FECA en rétablissant la balance entre le soft money et le hard money, on assiste à une déréglementation électorale où priment désormais les lois de la finance.

C’est d’ailleurs en 2010, avec l’arrêt United citizen vs Federal Election Comission prononcé par la Cour suprême, que la limitation des contributions provenant d’entreprises privées a été jugée inconstitutionnel. C’est au nom du premier amendement de la Constitution défendant la liberté d’expression que l’arrêt a été adopté à 5 voix contre 4, augmentant ainsi de manière considérable l’influence des contributions privées sur la vie électorale.

Gagner les élections, à tout prix

La campagne américaine montre combien la politique est devenue affaire d’experts où la capacité à remporter une élection dépend largement des ressources financières dont disposent les candidat·e·s. Cela relègue la politique du côté des conséquences d’une action dans un contexte où l’objectif est avant tout de remporter des élections. L’argent impose sa logique aux rapports sociaux en privant les acteurs d’un réel levier d’action pour influencer le monde dans lequel ils et elles vivent. C’est au moment où « les impératifs des sous-systèmes (l’argent et le pouvoir) devenus autonomes affluent de l’extérieur dans le monde vécu » (TAC, p.391) que l’un en vient à instrumentaliser l’autre.

Il en résulte des effets pathologiques sur la vie réelle et un sentiment d’impuissance que canalisent les discours populistes. La popularité dont bénéficie Donald Trump, personnage haut en couleur, serait peut-être le symptôme le plus criant de ce déficit démocratique qui menace l’avenir de l’Amérique. La popularité de Bernie Sanders, notamment chez les jeunes, représente sans doute le cri du cœur d’une génération qui cherche à échapper aux dictats du monde de la finance mais dont les échos peinent à se faire entendre.


[1Les groupes 527 tiennent leur nom du code des impôts américains. Ce sont des organisations qui contribuent, par leur réseau d’influence, à ternir la réputation d’un adversaire politique ou encore à faciliter l’élection d’un candidat à la fonction publique. Elles ont donc une fonction partisane, car même si elles ne sont pas autorisées à militer directement pour un candidat, elles peuvent endosser une cause politique. Le financement des partis et des candidats peut donc s’effectuer sous couvert de contributions destinées à des causes politiques au sens large.

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