Réalités transféminines et violences carcérales

Dossier : Justice pour toutes !

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Réalités transféminines et violences carcérales

Florence Paré

Le Service correctionnel du Canada a récemment annoncé une nouvelle politique de placement pour les détenu·e·s transgenres. En vertu de celle-ci, les personnes trans pourront généralement choisir d’être placées dans un pénitencier fédéral correspondant à leur identité de genre.

Ce changement a été bien reçu par les communautés trans. L’ancienne politique obligeait les personnes trans à être placées en fonction de leurs organes génitaux. Or, cette politique était particulièrement nocive pour les femmes trans qui se voyaient disproportionnellement placées dans des prisons pour hommes. Seulement 12 % des femmes trans ont déjà eu une vaginoplastie, selon des données de grande échelle provenant des États-Unis, et entre 12 et 34 % n’ont pas l’intention de recourir à cette opération. Le placement selon les organes génitaux forçait donc la quasi-totalité des personnes trans à être incarcérées dans les mauvais pénitenciers.

Une approche similaire est appliquée dans les prisons provinciales d’Ontario depuis 2016, à la suite d’une entente à l’amiable avec Avery Edison, une femme trans dont l’incarcération en prison pour hommes avait été grandement médiatisée. La Colombie-Britannique a aussi emboîté le pas.

Au Québec, toutefois, aucune politique provinciale équivalente n’existe. C’est l’analyse au « cas par cas » qui est appliquée. Or, cette approche ne fait que renforcer le pouvoir discrétionnaire des employé·e·s du ministère de la Sécurité publique qui, très souvent, ne connaissent pas bien les réalités trans. Le placement au « cas par cas » n’est pas considéré meilleur que celui basé sur les organes génitaux. Cette approche est d’autant plus risquée pour les personnes trans immigrantes qu’elles ne peuvent changer leur nom ou marqueur de naissance sans avoir la citoyenneté canadienne – une situation unique au pays. Les documents officiels se voient souvent accorder un poids considérable par les personnes qui sont peu sensibilisées aux réalités trans.

Violences

Dans les prisons pour hommes, les femmes trans sont en proie au harcèlement, à la discrimination et à la violence. Plusieurs affirment craindre régulièrement pour leur vie, comme le rapporte Bianca, une détenue états-unienne, dans un rapport sur l’incarcération des femmes trans dans les prisons pour hommes de New York : « Ma vie est constamment menacée. Je veux seulement sortir d’ici vivante [1]. » Elle rapporte avoir été violée et battue à maintes reprises, notamment par des gardes. La récurrence du harcèlement et de la discrimination est aussi très difficile à vivre au quotidien.

La détention protectrice des femmes trans – séparées du reste des détenu·e·s – ne garantit pas l’absence de violence par ailleurs. Une protection suffisante vient souvent au prix de l’isolement, alors que l’isolement administratif (le « trou ») a été récemment jugé inconstitutionnel par la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

L’approche au « cas par cas », dans la mesure où les femmes trans risquent d’être détenues dans une prison pour hommes, semble non seulement discriminatoire, mais les expose également à un niveau de violence bien supérieur à celui vécu par les détenus cisgenres (qui ne sont pas trans). J’irais même jusqu’à suggérer qu’il y a là contravention au droit constitutionnel à la protection contre les sanctions cruelles et inusitées, ce que semblent avoir compris les gouvernements ontarien et britanno-colombien.

Cette inadéquation entre la politique québécoise et fédérale a l’effet absurde de favoriser les peines de deux ans ou plus. Une femme trans pourrait préférer se faire condamner à deux ans de prison plutôt qu’à un an, puisque les peines de deux ans ou plus tombent sous l’égide du Service correctionnel du Canada.

Et moi, je vais où ?

L’une des lacunes flagrantes de la politique fédérale est qu’elle passe sous silence la situation des personnes non binaires, dont l’identité de genre n’est ni homme ni femme. L’identité de genre détermine l’opportunité de placement, mais les pénitenciers sont soit pour hommes, soit pour femmes. Puisque les personnes non binaires n’ont pas une identité de genre structurellement reconnue par notre système carcéral, la politique actuelle ne donne aucune réponse claire à la question : où vais-je si je suis incarcéré ?

Certaines personnes suggéreraient probablement que le lieu où devrait être incarcérée une personne non binaire se fasse sur la base de ses organes génitaux, les personnes non binaires n’étant pas « suffisamment » différentes de leur genre assigné sur la base de leurs organes génitaux pour mériter un classement sur la base de l’identité.

Si cette position peut sembler plausible pour une personne ignorant les réalités non binaires, elle s’effrite rapidement.

Prenons mon exemple : je suis une personne non binaire. Si on me demande mon genre, je ne réponds pas « homme » ou « femme »… sauf si je souhaite qu’on me laisse tranquille. Quand je suis née, le docteur s’est probablement écrié : « C’est un garçon ! » Mais bof, il ne m’avait pas demandé mon opinion. On pourrait penser que je suis généralement perçue comme un homme cisgenre. Ça serait à tort. Au contraire, vous l’avez peut-être deviné si vous avez lu mon nom en dessous du titre, je suis généralement perçue comme une femme cisgenre. Lorsque je dis être trans, on assume généralement que je suis une femme trans, après deux-trois allusions à comment ils ne l’auraient « jamais deviné » et comment je suis « tellement belle ». Or, les personnes non binaires sont également trans, le terme « trans » se référant à toute personne ayant une identité de genre autre que celle qui lui fut assignée à la naissance.

Dans la vie de tous les jours, je vis la même misogynie et transmisogynie que les femmes cis et trans vivent. Pourquoi, alors, ne pas me laisser choisir un pénitencier pour femmes ? Je ne serais pas moins à risque dans un pénitencier pour hommes. Je ne serais pas moins à risque, non plus, si on présumait que je suis une femme trans.

L’inclusion des personnes non binaires est un défi de taille pour nos institutions gouvernementales qui, encore aujourd’hui, se basent sur une vision binaire du genre. Ce l’est aussi pour nos communautés féministes qui, elles aussi, ont souvent des espaces et des missions uniquement accessibles aux femmes. Puisque les personnes non binaires vivent souvent de la misogynie et de la transmisogynie, en plus d’être opprimées sur la base de leur genre, il est crucial de repenser l’accès aux espaces sexospécifiques ainsi qu’à leur raison d’être. On se doit d’avoir des espaces permettant de prendre une pause de la misogynie et de la transmisogynie, d’obtenir du soutien adapté à nos besoins et pouvant servir de terreau fertile où faire germer une conscience féministe radicale basée sur la résistance et la solidarité. Il ne faut toutefois pas reproduire ces mêmes motifs d’exclusion des personnes basées sur le genre. Les personnes non- binaires n’ont pas d’espace, alors qu’on pourrait le partager.

Plus que des réformes

Les prisons sont d’une extrême violence pour les personnes transféminines. La nouvelle politique fédérale apaise un peu cette violence. Une politique provinciale et une extension des politiques visant à aider les personnes non binaires seraient également de mise.

La détention en immigration, monstruosité impérialiste, continue de placer les personnes transféminines avec les hommes. Cette détention peut être indéfinie, et ce, même si aucun crime n’a été commis et prouvé. Toute réforme devra aussi porter sur cette forme d’emprisonnement qui, épouvantablement, n’a pas encore été jugée inconstitutionnelle : the roots of racism run deep.

Il ne faut toutefois pas croire que des réformes suffiront. Aucune réforme, aucune politique ne pourra résoudre les deux questions qui sont au cœur du problème de l’incarcération des personnes trans, soit la sur-incarcération des personnes trans et la violence inhérente au système carcéral. En pensant au problème, il faut donc se demander quels sont les facteurs sociaux qui expliquent cette sur-incarcération et comment nous pouvons repenser un monde sans prisons [2]. À la première question, une piste de réponse se trouve dans la pauvreté, la discrimination et le harcèlement policier que vivent les personnes trans. Beaucoup de femmes trans, surtout racisées, sont en prison pour avoir résisté à une arrestation abusive ou encore parce qu’elles sont travailleuses du sexe, par exemple. Pour ce qui est de la deuxième question – la violence inhérente à la prison – je ne propose aucune réponse autre que celle-ci : poser la question, c’est déjà faire un pas de plus vers une réponse.


[1The Silviera Rivera Projet, « “It’s war in here” : A Report on the Treatment of Transgender and Intersex People in New York State Men’s Prisons », 2007. Disponible en ligne.

[2Lire à ce sujet Alexandra Bahary et Geneviève Lucas, « Pourquoi abolir les prisons ? », À bâbord !, no 68, février-mars 2017. Disponible en ligne.

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