Dossier : Prisons. À l’ombre (…)

Dossier : Prisons, à l’ombre des regards

Pourquoi abolir les prisons ?

Alexandra Bahary, Geneviève Lucas

Aux États-Unis, les politiques pénales répressives et la privatisation des prisons figurent parmi les causes de la surpopulation carcérale et de la détérioration des conditions de détention. Pour assurer leur prospérité, les actionnaires privés du « prison-industrial complex » manipulent l’opinion publique, propagent de fausses données sur la criminalité et constituent de puissants lobbyistes auprès des instances gouvernementales. C’est dans ce contexte que les groupes abolitionnistes, déjà audibles dans ce pays depuis plusieurs décennies, se multiplient.

En Europe, c’est à la fin des années 1960 que plusieurs groupes abolitionnistes apparaissent. Les groupes religieux et les proches de personnes incarcérées sont alors pour une réforme du système carcéral et de l’adoucissement des conditions de détention.

Cependant, d’autres groupes plus radicaux, d’allégeance socialiste, anarchiste ou anti-autoritariste – dont le Groupe d’information sur les prisons, le Comité d’action des prisonniers, le groupe Marge, l’organisation Critical Resistance, le Prison Abolition Movement – vont au-delà de l’argument réformiste. Ils revendiquent l’abolition complète des prisons : pour eux, l’emprisonnement est un acte moralement répréhensible puisque la vengeance est incompatible avec la justice.

Pour les abolitionnistes, l’incarcération, à l’instar d’autres politiques pénales, serait un moyen pour la société de se déresponsabiliser face à ses problèmes sociaux, économiques et politiques. Ils et elles préconisent la création de programmes sociaux parallèlement à une désincarcération progressive, en débutant par les infractions mineures. L’objectif ultime est d’assurer l’intégration sociale et la sécurité collective par des mesures qui ne relèvent pas de la punition, de la surveillance ou de l’incarcération.

Les arguments abolitionnistes

Premièrement, l’incarcération est impuissante à favoriser la réinsertion sociale et la réhabilitation puisque la prison enferme les personnes dans le cercle de la récidive. Pour les abolitionnistes, la violence du système carcéral relève de la même logique que la violence domestique infligée aux enfants. Dans ce système de « socialisation carcérale », la punition l’emporte sur les programmes de formation, de travail et d’éducation. Or, il est bien documenté que la prise en charge des problèmes sociaux a un impact plus positif sur le taux de criminalité que l’incarcération.

Deuxièmement, la condamnation et l’emprisonnement sont encore justifiés par la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent ». L’incarcération est une forme de vengeance qui ne constitue pas une réparation pour le préjudice subi par la victime.

Troisièmement, la prison ne protège pas réellement la société. Pour Pierre Kropotkine, les prisons sont des lieux par excellence d’éducation au crime et il est illusoire de vouloir réformer un système qui est mauvais en soi. Le système carcéral produit des résultats contraires à ceux désirés et constitue lui-même un des principaux problèmes de nos sociétés.

Quatrièmement, le système carcéral renforce la discrimination à l’égard des personnes marginalisées. Les personnes en situation de précarité, les personnes racisées et celles souffrant de problèmes de santé mentale y sont largement surreprésentées. Les travaux d’Angela Davis et de Loïc Wacquant démontrent que les prisons ont servi à créer et maintenir des inégalités sociales et à éradiquer les mouvements sociaux révolutionnaires.

Si les réformistes sont en accord avec un assouplissement des mesures carcérales, ils et elles demandent souvent aux abolitionnistes comment s’opérerait la gestion des personnes considérées comme « dangereuses » pour la société. Pour Gordon West et Ruth Morris, même si l’on admet qu’il y a quelques personnes irrémédiablement dangereuses dans toute société, elles constituent un pourcentage infime de celles qui sont présentement incarcérées. Il semble alors profondément irrationnel (et coûteux) d’offrir le même traitement aux autres individus. En effet, une grande partie des crimes violents sont perpétrés dans le cadre d’activités économiques reliées au commerce de la drogue. À cela s’ajoutent ceux commis par des organisations criminelles ou des personnes aux prises avec des troubles de santé mentale. Ce serait donc la prise en charge des inégalités économiques, du racisme, de la pauvreté, de la toxicomanie et de la santé mentale qui serait à même de répondre à la criminalité plutôt que l’incarcération.

Les alternatives à l’emprisonnement

La critique des abolitionnistes à l’égard de l’incarcération – et du système pénal en général – a inspiré une réflexion sur des modes autonomes de résolution de conflits. L’objectif des formes de justice réparatrice est de chercher à compenser la victime de l’acte répréhensible plutôt que de punir la personne responsable.

Pour Henner Hess, la criminalité est une construction sociale qui sert à maintenir les rapports de pouvoir, à légitimer les outils de surveillance et de contrôle sur la population et à détourner l’opinion publique des problèmes plus graves. Plus les inégalités sociales sont grandes, plus les classes dominantes ont besoin du mythe du crime. Louk Hulsman et Jacqueline Bernat de Celis utilisent quant à eux la notion de situations problématiques pour désigner les conflits qui doivent être pris en charge par la société. Ce concept permettrait d’échapper à la logique du système de justice pénale et de penser différemment la discipline criminologique. Par exemple, les atteintes à la propriété seraient le résultat des inégalités sociales. C’est pourquoi les abolitionnistes militent en faveur d’une distribution plus égale du capital, voire l’abolition du capitalisme.

Le mouvement abolitionniste représente plus qu’une simple critique du système carcéral. Il identifie de manière globale les problèmes sociaux et suggère des alternatives viables à l’incarcération. Or, est-il réaliste d’envisager la désincarcération et l’implantation de ressources pour mieux répondre aux problèmes sociaux alors que le discours ambiant fait plutôt la promotion de la répression et de l’austérité ?

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