Le jeu libre : appropriation et partage

No 67 - déc. 2016 / janv. 2017

Mini-dossier : jeux vidéo engagés

Le jeu libre : appropriation et partage

Yannick Delbecque

Ancien concepteur de jeu dans l’industrie du jeu vidéo, Pierre Choffet milite depuis quelques années pour l’informatique libre et pour la fédération des projets libres, entre autres. Entretien avec un activiste qui a choisi de vivre pleinement selon ses principes.

À bâbord ! : M. Choffet, qu’est-ce qu’un jeu libre ?

Pierre Choffet : Il y a plusieurs définitions. À la base un jeu vidéo est un logiciel ; un jeu vidéo libre est donc un logiciel libre, c’est-à-dire que tous peuvent l’exécuter, l’étudier, le diffuser, le modifier et partager leurs propres versions dérivées du logiciel original. Cependant, un jeu vidéo n’est pas qu’un simple logiciel : c’est aussi des images, des sons, des textes, de la musique, des vidéos. Pour certain·e·s, tout ce matériel complémentaire doit aussi être libre, mais tous ne partagent pas cette conception. Par exemple, il arrive souvent qu’un jeu libre soit une reprise d’un ancien jeu, reprogrammé par une communauté d’amateurs·trices pour pouvoir continuer à y jouer sur des systèmes plus récents et plus diversifiés. On reprend alors parfois le matériel complémentaire du jeu original, qui n’est pas nécessairement libre.

ÀB ! : Pour quelles autres raisons développe-t-on des jeux libres ?

P. C.  : Il y a des jeux vidéo qui sont nés libres. Souvent, un développeur lance un projet dans son coin et le fait connaître ; si ça plaît, d’autres personnes vont s’impliquer dans la fabrication de celui-ci. Une communauté se forme et peut arriver à un projet de qualité comparable à plusieurs jeux propriétaires.

ÀB ! : De plus en plus de groupes comme des organismes communautaires et des ONG conçoivent des jeux visant à sensibiliser et à informer le public. Pourquoi ces groupes devraient-ils faire des jeux sérieux libres ?

P. C. : L’intérêt des jeux libres (et des logiciels libres en général !) pour ces groupes est qu’ils peuvent être réutilisés par tous et toutes. Le jeu peut être adapté à l’évolution des mentalités sans repartir de zéro. Cela permet aussi à d’autres groupes ailleurs dans le monde de l’adapter à leur langue et à la culture locale, ce qui lui donne une plus grande portée.

ÀB ! : Pouvez-vous nous dire à quoi ressemble un projet de jeu libre ?

P. C. : Un projet de jeu implique généralement plus que des programmeurs·euses, contrairement à un projet de logiciel. Il faut un·e concepteur·trice de jeu, un·e concepteur·trice de son, un·e graphiste 2D, un·e graphiste 3D. C’est cet agrégat de compétences qui va fabriquer un jeu libre de qualité. C’est l’une des difficultés de la fabrication de jeux libres : hormis les programmeurs, il est difficile de trouver des gens ayant ces compétences qui sont aussi sensibles aux principes du libre.

ÀB ! : Existe-t-il des jeux vidéo libres qui ont connu un grand succès ?

P. C. : Malheureusement, non ! Faire un jeu de qualité coûte aujourd’hui des dizaines, voire des centaines de millions de dollars ! Réunir une équipe multidisciplinaire de plusieurs centaines de personnes, c’est encore du jamais vu dans le monde du jeu vidéo libre. Il y a des jeux libres de qualité, mais des « blockbusters » comme on en voit en 2016 dans l’industrie, ça n’existe pas encore.

ÀB ! : Justement, vous avez déjà œuvré dans l’industrie du jeu vidéo propriétaire. Vous avez donc coordonné une équipe multidisciplinaire telle que vous avez décrit. Pourquoi avoir quitté l’industrie pour travailler dans le monde du libre ?

P. C. : J’ai toujours été en parallèle programmeur, concepteur de jeux vidéo, amateur de logiciels libres et consommateur de logiciels propriétaires. Ces « rôles » multiples font réfléchir : des logiciels privateurs sont commercialisés et j’en suis en partie responsable. Dans un grand projet, on répartit le projet pour que chacun·e ne prenne qu’une part de la responsabilité, sa conscience suit plus facilement. Quand j’ai compris que j’étais partie prenante dans l’industrie du logiciel propriétaire que je ne voulais pas voir se développer davantage encore, j’ai pris la décision de quitter le monde du logiciel propriétaire, donc du jeu vidéo propriétaire, pour me concentrer sur le développement du logiciel libre.

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