Dossier : Les nouveaux habits (…)

Dossier : Les nouveaux habits de l’impérialisme

Décolonisation 101

Dalie Giroux

Le colonialisme est un phénomène qui, s’il plonge ses racines dans une histoire qu’il est impératif de comprendre, est foncièrement contemporain. En effet, les États canadien et québécois sont un héritage direct et vivant des prises de terre et de la capture juridique qui se sont mises en œuvre en Amérique du Nord entre le 17e et le 20e siècle.

L’extractivisme et le racisme qui définissent notre époque ne sont intelligibles que dans ce contexte, et ce sont les cibles que doivent privilégier les efforts politiques de décolonisation.

Après le Roi de France et ses associés commerciaux, c’est l’Empire britannique qui, en 1763, a pris le contrôle des territoires que nous habitons aujourd’hui dans la vallée du Saint-Laurent. L’Empire s’est agrandi, notamment par l’achat de la Terre de Rupert à la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1870, jusqu’à englober le territoire de ce que nous appelons aujourd’hui le Canada, y compris la Province de Québec dans ses frontières actuelles, établies à Londres en 1927.

Cette prise de contrôle s’est faite sur la base du droit de conquête européen, issu du droit canon et cristallisé dans le Jus gentium européen (ancêtre du droit international). Le droit de conquête a permis de soutenir jusqu’à ce jour l’idée que les peuples qui habitaient le continent au moment de cette prise de terre européenne qu’a été la « découverte du Nouveau Monde » ne détenaient pas la souveraineté sur le territoire et qu’ils n’étaient en conséquence pas « maîtres chez eux ». Ce sont ceux que nous appelons aujourd’hui les Autochtones. La Loi constitutionnelle canadienne, dont la première version contemporaine date de 1867, mais qui a des racines jusque dans la Proclamation royale de 1763, est l’héritage direct du droit de conquête.

Cette prise de terre unilatérale a visé à l’époque et vise toujours aujourd’hui (c’est bien ce que nous indiquent les différents jugements de la Cour suprême sur les limites au titre ancestral sur les territoires revendiqués par les Autochtones) l’exploitation maximale des ressources naturelles contenues dans ce territoire : les terres arables, la forêt, le minerai, l’hydro-électricité, l’eau, le tourisme.

L’objectif de la Couronne, autrefois britannique, aujourd’hui canadienne et québécoise, est de permettre aux réseaux d’aventuriers, d’entrepreneurs, de spéculateurs et de politiciens ayant accès aux capitaux et à l’arsenal technologique et militaire requis pour la réalisation d’une telle entreprise, de générer un maximum de valeur sous forme de capital. La valeur extraite dans ce processus (objet d’un travail continu d’extraction, au sens propre et figuré) est en grande partie exportée hors du territoire ainsi usurpé – hier dans les capitales de l’Europe, aujourd’hui un peu partout dans les réseaux financiers globaux.

Le colonialisme d’aujourd’hui

Pour réaliser une telle entreprise, le colonisateur, français puis anglais puis canadien et québécois, a dû nettoyer le territoire (ce que Marx rappelle comme étant la politique anglaise du « clearing of estates »), c’est-à-dire neutraliser tous les obstacles pour laisser place à l’extraction et à la capitalisation de l’ensemble des ressources disponibles, connues et inconnues.

Cela a impliqué le contrôle et l’enfermement des populations qui se trouvent dans les territoires visés, que ce soit par la création de réserves indiennes et de la politique des pensionnats aux 19e et 20e siècles ; que ce soit par la création de la Province of Quebec de 1763, qui a été conçue comme une petite réserve pour les parlant-français vus comme insoumis·es et comme « race » attardée ; ou que ce soit en envoyant l’armée ériger des tentes à la douane de Saint-Bernard-de-Lacolle en 2017 pour contenir les nouveaux et nouvelles arrivant·e·s.

Cela a aussi impliqué l’expropriation intégrale des terres par création des terres du domaine public (qui constituent 90 % du territoire dans le Québec d’aujourd’hui) ; par la signature des traités numérotés avec les peuples autochtones, par lesquels ces derniers ont abdiqué leur titre inhérent au territoire sans possibilité légale de le recouvrir ; par transformation des terres communes en propriété privée à usage exclusif ; par l’émission intensive de droits d’exploitation des ressources naturelles à des compagnies privées (notamment par le biais de l’actuelle Loi sur les mines) ; et par la création et la gestion de frontières et de politiques centralisées de citoyenneté et d’immigration qui permettent à l’État de contrôler de manière exclusive la circulation des biens et des personnes sur le territoire ainsi capturé.

Qui sont les « Québécois-e-s » ?

Dans le but d’installer dans les territoires occupés les populations requises aux fins de cette entreprise d’extraction, les États colonisateurs successifs (le Roi de France, l’Empire britannique, le Canada, le Québec) ont dû assimiler, recruter, contracter, kidnapper, acheter, naturaliser des groupes de personnes expropriées ici comme ailleurs dans le monde, dans les Îles écossaises, dans les campagnes européennes, dans les prisons et les orphelinats du Vieux Monde, en Afrique, dans les Antilles, en Chine, aux Philippines, en Afrique du Nord et ailleurs.

Ce sont les chasseurs, les colons, les engagé·e·s, les domestiques, les esclaves, les salarié·e·s, les immigrant·e·s – tous et toutes, par l’expropriation généralisée de la terre, réduit·e·s à la possession de leur force de travail et soumis·es aux exigences des propriétaires des moyens de production et des gouvernements pour assurer leur subsistance. Si les moyens ont différé et si les conséquences ne sont pas égales pour tous les groupes, il demeure que la « population » qui peuple l’État colonial est produite sous la forme d’une force de travail par la force répressive et par le système de manque programmé que constitue le marché.

À ce titre, qui sont donc les Québécois·es qui se disent « de souche » et qui réclament aujourd’hui le privilège d’usurper les territoires autochtones sur lesquels sont édifiés le Québec et le Canada et maintenant celui de contrôler strictement l’immigration pour limiter l’accès à ce territoire et à ses ressources ? Qui sont ces Québécois·es qui disent avoir le privilège d’exercer les fonctions de l’État colonial ?

En grande majorité, ils et elles sont issu·e·s et font partie de ce grand ensemble des populations déplacées, dépouillées, racisées, domestiquées, mobilisées et mises au travail d’une façon ou d’une autre par l’entreprise coloniale. Ils et elles sont eux aussi produit·e·s sous la forme d’une force de travail aliénée – et se prennent aujourd’hui de manière parfois burlesque, sous une modalité identitaire devenue létale, pour des patron·ne·s d’entreprise coloniale, pour des « maîtres chez eux », pour des ayants droit prioritaires, sans considération pour ce qui les lie de manière intrinsèque, historiquement, à tous les segments de population qui cherchent à survivre dans et malgré l’Empire.

Qu’est-ce que la décolonisation ?

Ces populations requises aux fins de l’entreprise coloniale sont :

LES AUTOCHTONES, à qui on demande de se taire, de disparaître, d’abandonner leurs territoires et leur liberté politique au profit de l’entreprise d’extraction généralisée, à qui on fait comprendre qu’ils et elles doivent s’assimiler ;

LES QUÉBÉCOIS·ES, à qui on exige de fournir le travail requis pour l’extraction en échange d’un salaire déterminé par l’élite économique et politique, qui sont requis·e·s de s’identifier aux intérêts de cette élite et d’accepter leur expropriation historique et réelle en échange d’une chance à la loterie spéculative (devenir soi-même un patron ou une patronne !) et de quelques programmes sociaux ;

LES MIGRANT·E·S, qui sont soumis·es aux contrôles militaires, politiques, culturels et économiques des monopoles de citoyenneté que sont les États pour avoir accès, aux conditions racistes du marché du travail, aux flux de capitaux qui permettent à peine de vivre ;

TOUS et TOUTES ont été dépossédé·e·s des moyens de leur existence (la terre, les savoirs, la liberté politique) par l’histoire coloniale, tous et toutes doivent se plier aux exigences de l’entreprise d’extraction généralisée de l’élite contemporaine pour survivre (accepter un salaire/accepter de s’endetter pour manger, se loger, s’habiller, se soigner, s’éduquer, se divertir, se réfléchir) et tous et toutes ont subi, à différents degrés et à différentes époques, l’assimilation juridique et culturelle qui a permis la justification morale et la légalisation du colonialisme, assurant ainsi sa perpétuité.

Nous vivons certes différemment les conséquences du colonialisme (certain·e·s ont la part belle et au détriment des autres, certain·e·s ont mis la main sur les appareils de capture coloniaux et s’y crispent) – mais nous n’y sommes pas moins collectivement entièrement soumis·e·s.

Se décoloniser, c’est donc se penser ensemble contre la dépossession, l’extractivisme et l’assimilation – c’est cesser de s’identifier aux fins, aux conditions et aux institutions du colonialisme, notamment à la racisation explicite des populations qui produit les identités autochtones, québécoise de souche et immigrantes, puis arriver à se réfléchir en termes de solidarité entre les peuples – autant de dépossédé·e·s dans ce même lieu, dans des histoires que nous pouvons partagées, apprendre, mettre en relation, et en quête d’une vie libre.

Thèmes de recherche Colonialisme et impérialisme, Histoire
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