La tentation d’un capitalisme « avec des valeurs asiatiques »

No 47 - déc. 2012 / jan. 2013

La tentation d’un capitalisme « avec des valeurs asiatiques »

Martin Robert

François Legault déclarait lors de la dernière campagne électorale que les jeunes du Québec devraient envier la culture de l’effort et la productivité de leurs vis-à-vis « asiatiques ». Nombre de commentateurs, souvent perplexes et parfois franchement agacés, n’ont pas manqué de lier cette déclaration à celle de Lucien Bouchard, datant de 2006, sur la nécessité pour les salariés québécois de « travailler plus » pour rester compétitifs dans l’économie globalisée.

Devrait-on voir dans cet éloge de la productivité « asiatique » davantage que les préjugés du chef de la Coalition avenir Québec à l’égard de la culture québécoise et des cultures étrangères ? Autrement dit, au-delà d’une bizarrerie signée François Legault, ne doit-on pas y voir les signes précurseurs chez la droite québécoise d’une nouvelle sensibilité idéologique qui gagne en force dans les pays capitalistes ?

Slavoj Žižek, philosophe slovène de renommée internationale, faisait en effet récemment part de ses craintes d’une montée en puissance d’un « capitalisme avec des valeurs asiatiques  » en Occident [1]. Lui-même ouvertement communiste – bien qu’il condamne sans réserve l’échec des régimes communistes du XXe siècle et qu’il souhaite le renouvellement de cette idéologie au présent –, il concède qu’un bon argument en faveur des régimes capitalistes était jusqu’à maintenant que ce système finissait toujours par engendrer là où il s’installait une certaine forme de démocratie parlementaire. Selon lui, toutefois, ce mariage entre démocratie et capitalisme est aujourd’hui définitivement terminé. La Chine, l’Inde et Singapour sont en effet la preuve selon lui que le capitalisme, lorsqu’il est jumelé à un régime politique autoritaire, se montre encore plus efficace que notre capitalisme libéral occidental. C’est pourquoi Žižek craint, et les paroles de Legault semblent hélas lui donner raison, que les capitalistes d’Occident soient maintenant séduits par la prodigieuse efficacité « asiatique » et en viennent à croire que la démocratie est davantage un obstacle qu’un allié de la concurrence capitaliste.

Quel danger pourrait représenter pour la démocratie le fait que Legault veuille « revoir les valeurs au Québec » [2] dans le sens d’une plus grande productivité ? En gros, le fait que cela contrevient au principe d’autonomie du peuple au fondement de la démocratie. Autonomie vient du grec autos (soi-même) et nomos (les règles, les lois). Le régime d’autonomie est donc celui au sein duquel le peuple se donne à lui-même ses propres règles et ses propres lois. L’inverse de l’autonomie est l’hétéronomie. Héteros signifiant « autre » en grec ancien, l’hétéronomie désigne donc le régime dans lequel les lois et les règles viennent d’un autre, qui est extérieur au peuple.

Voilà où les propos de Legault contreviennent au principe démocratique d’autonomie. Legault prône une culture du dépassement pour s’adapter aux aléas de la concurrence économique mondiale. Il élève alors au rang d’exemple de compétitivité les « Asiatiques », dont les valeurs constitueraient pour eux un avantage économique. Remarquez comment la norme, dans ce contexte, vient de l’extérieur : il faut s’adapter non pas parce qu’on le veut, mais parce que les concurrents font en sorte qu’on le doit. Ce sont autrement dit les marchés qui formulent les impératifs guidant la vie des individus : l’impératif de consacrer son temps à travailler dans des secteurs économiquement stratégiques ; l’impératif d’augmenter sa cadence de travail ; l’impératif de se plier à certains principes idéologiques (la rigueur budgétaire, par exemple) et pas à d’autres (la justice sociale par l’augmentation de l’impôt des banques, par exemple) ; l’impératif d’accepter des concessions dans ses conditions de travail et des privatisations dans les services publics, etc. En somme, Legault, lorsqu’il applaudit les « valeurs asiatiques » et nous somme de nous y adapter, enjoint ni plus ni moins aux Québécois et Québécoises de se soumettre à des contraintes externes, celle des marchés internationaux.

Et la gauche, elle propose quoi ?

Bref, la gauche québécoise devrait peut-être s’inquiéter de ce que les propos de Legault sur les jeunes peuvent couver, à savoir l’émergence d’un projet politique d’une certaine droite comptable qui loue l’efficacité d’une culture autoritaire de productivité. Cela met d’ailleurs en évidence le fait que le projet de la droite actuelle au Québec n’est généralement pas économique d’abord, mais bien plutôt idéologique et culturel. N’est-ce pas l’ancien ministre libéral des Finances Raymond Bachand lui-même qui qualifiait ses hausses de tarifs dans les services publics de « révolution culturelle » ? Et qui n’hésitait pas à déclarer ensuite à l’émission Tout le monde en parle : « C’est ça le problème en démocratie, il faut consulter tout le monde  ». Et ne caricaturons pas : il ne s’agit pas ici de soutenir que la droite économique du Québec complote en vue de transformer le Québec en État totalitaire. Il s’agit plutôt d’un appel à rester attentifs à la montée beaucoup plus subtile d’une nouvelle sensibilité culturelle chez les capitalistes du Québec et d’Occident qui combine un certain fétichisme de la rigueur budgétaire et de la croissance économique avec une glorification de la discipline et du don de soi dans le travail. Cela signifie sans doute que la gauche gagnera moins à débattre de chiffres qu’à s’atteler au plus tôt à affronter la droite sur ce terrain du projet culturel.


[1Al Jazeera, « Slavoj Zizek : Capitalism with Asian values », Talk to Al Jazeera, 13 novembre 2011. <http://www.aljazeera.com/>

[2Antoine Robitaille, « Productivité : Legault dit qu’il faut "revoir les valeurs au Québec" », Le Devoir, 14 août 2012.

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