Peut-on encore vivre de son art ?

No 45 - été 2012

Culture

Peut-on encore vivre de son art ?

Qu’ils crèvent les artistes !

Claude Vaillancourt

Il devient de plus en plus difficile aujourd’hui de gagner sa vie par un travail d’artiste. Nos sociétés archi fonctionnelles arrivent difficilement à intégrer une matière aussi insaisissable et imprévisible que l’art à ses structures économiques. L’archivage illimité et l’accès gratuit à d’innombrables oeuvres sur Internet permettent au public de cueillir des chefs-d’oeuvre en série, sans penser aux intérêts de ceux et celles qui les ont conçus. Dans cette abondance, il y aura toujours des artistes prêts à travailler pour moins, dans le but de se faire connaître.

Qu’ils crèvent les artistes, titre d’une pièce de Tadeusz Kantor créée en 1985, devient un mot d’ordre qui résume bien une attitude répandue face aux artistes. Plus que jamais, on se nourrit de leur production diversifiée. Mais de là à payer pour ce qu’ils nous offrent, il y a une marge. Ce qui nous mène à une situation complexe et nous place devant de difficiles dilemmes.

L’État, grand mécène des arts pendant la seconde moitié de 20e siècle, se retire peu à peu de rôle dans lequel il avait pourtant excellé. Les coupes ne sont pas brutales, mais discrètes, progressives, inéluctables. La stratégie des gouvernements fédéral et provincial se ressemble. Les grands événements comme les festivals restent relativement bien subventionnés. On lésine peu sur la construction et la rénovation des théâtres, musées, etc. Mais les artistes y trouvent difficilement leur compte.

Le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil national des arts du Canada sont les organismes qui donnent le plus généreusement aux artistes. Mais leurs budgets stagnent. Ce qui équivaut en réalité à une baisse, étant donné l’inflation, et puisque les besoins sont toujours plus grands et les demandes plus nombreuses. Selon le Mouvement pour les arts et les lettres (MAL), «  les demandes de bourses ont explosé, en hausse de 52 %, alors que le nombre de bourses accordées s’est à peine accru (10 %). La valeur de la bourse moyenne a augmenté de 3,7 % sur dix ans. Celle de la subvention moyenne aux organismes a reculé de 12 % depuis neuf ans » (Le Devoir, 26 janvier 2012).

Tout ceci s’inscrit dans une logique de désengagement de l’État dans le plus grand nombre de secteurs possibles et s’accentue à l’ère des plans d’austérité. Des chroniqueurs et journalistes de droite comme Nathalie Elgrably-Lévy et Krista Erikson (toutes deux à l’emploi du très « culturel » Pierre-Karl Péladeau) se complaisent à dénoncer grossièrement le pseudo parasitisme des artistes. Pourtant, il est évident que soumettre l’art aux lois du marché, comme plusieurs esprits pratiques le souhaitent, en vient inévitablement à tuer la créativité.

Internet, un grand buffet gratuit

Le développement d’Internet, la culture de la gratuité qui en découle et la dématérialisation de l’oeuvre d’art ne contribuent pas aisément à faire vivre les artistes de leurs productions. Les films, la musique, les livres, voire de véritables oeuvres d’art, se retrouvent désormais en ligne, sans support matériel et sont accessibles par quelques clics. Le répertoire des oeuvres disponibles sera encore plus important avec les progrès technologiques.

Plusieurs se réjouissent d’un pareil développement. Les amateurs bénéficient d’une capacité de stockage des oeuvres d’art qui dépasse tout ce qu’on avait imaginé. Et cela à la portée de la main, sans sortir de chez soi... Les artistes ont par conséquent la possibilité de voir leurs oeuvres diffusées plus que jamais auparavant. Mais à quel prix ?
Les gouvernements qui doivent établir des réglementations en fonction de ces changements majeurs se trouvent pris devant un difficile dilemme. Qui faut-il favoriser ? Les diffuseurs de contenu, qui vendent les connexions à Internet ou fabriquent le matériel utilisé par les internautes ? Ces entreprises ont tout intérêt à ce que la Toile soit la plus ouverte possible. Au grand plaisir des utilisateurs, consommateurs plus ou moins fauchés, ou tout simplement boulimiques, qui absorbent sans limites une nourriture tirée de ce grand puits qu’est Internet.

Faudrait-il plutôt privilégier les fabricants de contenus, dont les artistes ? Ces derniers demeurent sans aucun doute les grands défavorisés devant ce qui se met en place. Mais tous ne se considèrent pas comme menacés. Plusieurs musiciens, par exemple, prétendent que la gratuité permet de faire connaître leurs chansons. Ils attirent ainsi un public plus grand à leurs spectacles, des gens qui n’auraient peut-être jamais entendu parler d’eux. Mais ces gains compensent-ils vraiment les diminutions marquées dans la vente de disques ? Et ce système peut-il être viable pour des écrivains, cinéastes, pour tous ceux qui n’ont pas de spectacles à vendre ?
Les différents gouvernements penchent en faveur des diffuseurs. Peut-être tout simplement parce qu’il semble trop difficile de bloquer la diffusion gratuite sur Internet et les astuces des internautes qui trouvent toujours de nouvelles façons de contourner les barrières. La réforme de la loi sur le droit d’auteur du gouvernement conservateur va en ce sens : elle autorise à une vaste échelle les utilisations sans permission et sans compensation. Et cela malgré de vives protestations d’artistes nombreux et connus qui se voient floués par de pareilles mesures.

Plusieurs internautes, nous l’avons dit, apprécient une pareille accessibilité. Ils se réjouissent d’un recul des grandes multinationales du divertissement qui contrôlaient le marché et accumulaient de gigantesques profits. Mais les profits seront désormais distribués autrement. Ils se transmettront à d’autres industriels qui restreindront tout autant la diversité. Comme le dit le journaliste Alain Brunet : « Les fournisseurs d’accès et de services Internet souhaitent maintenir très élevées leurs marges de profit et négocieront des ententes avec les créateurs dans l’intérêt de leurs actionnaires. Ce qui, par voie de conséquence, ne favorisera qu’une infime portion de gros vendeurs sur Internet et défavorisera d’emblée la majorité absolue des créateurs qui s’adressent à des marchés de niche. [1] » Soulignons que dans la novlangue commerciale, « marché de niche » est devenue la catégorie commode et rapetissée dans laquelle on enferme les chefs-d’oeuvre.

Des artistes en surnombre

Les difficultés des artistes sont aussi provoquées par leur très grand nombre. Il est disparu le temps où le talent était rare et qu’il fallait tout faire pour lui permettre de pleinement s’épanouir. Aujourd’hui, dans toutes les formes d’expression, les artistes semblent en surnombre. Les écoles, les genres et sous-genres s’additionnent, les vedettes du jour se bousculent dans un espace encombré pendant qu’au portillon, bien d’autres attendent de prendre leur place.

Leur surnombre crée une situation de concurrence perpétuelle et force les amateurs à choisir parmi une quantité si considérable qu’il devient plus aisé de se rabattre sur quelques valeurs connues, toujours les mêmes. Ceci permet d’éviter de faire des choix de plus en plus difficiles qui demandent beaucoup de temps. Paradoxalement, la diversité de l’offre entraîne ainsi sa réduction. Les critères de reconnaissance artistique – les prix, la présence dans les médias – ont aussi pour fonction de limiter la diversité et d’attirer l’attention sur les mêmes oeuvres, souvent plaisantes et consensuelles.

Si bien que la grande majorité des artistes ne vivent plus de leur art. Ils occupent les métiers les plus variés, dont l’un des plus fréquents est celui d’enseignantEs dans leur propre discipline. La différence de revenus qu’ils peuvent obtenir d’une part de leur enseignement et d’autre part de leur production est souvent abyssale : ils tirent de leurs cours un salaire respectable, régulier, avec des avantages sociaux ; leurs oeuvres par contre leur apportent d’honorables miettes qui tombent à des moments incertains. Pourtant, plusieurs vous l’avoueront, le travail d’artiste exige un plus grand investissement personnel, des compétences particulières et rares, beaucoup de temps et d’énergie, plus que ce qu’exige bien souvent un emploi bien rémunéré.

La prédilection accordée à l’enseignement et la reconnaissance qu’on lui donne, ne serait-ce que d’un point de vue salarial, nous mènent dans un curieux cycle : ces professeurs forment des artistes de plus en plus nombreux auxquels on ne s’intéressera pas et qui devront consacrer l’essentiel de leur temps à un travail pour lequel ils n’ont pas été aussi bien formés.

Ou encore, ils guideront la pratique amateur, encouragée entre autres par le gouvernement Harper. Plusieurs voient en elle un loisir à juste titre très respectable. Mais elle est aussi peu dérangeante, accommodante, et occupe sagement la population liée à un vrai travail. Certes, il ne faut pas nier le talent des amateurs, qui peut être remarquable. Mais dans la très forte majorité des cas, la qualité de la production artistique exige une pratique constante, un temps considérable dédié tant à des projets qu’à une riche réflexion dont découlera l’oeuvre enfin accomplie.

Encore et toujours, les inégalités

Nous nous retrouvons donc avec deux catégories d’artistes. Une faible minorité sous les projecteurs, des gens qui gagnent bien leur vie, souvent très riches. Ils se plient dans la plupart des cas aux contraintes d’un art industriel diffusé par les grandes entreprises de médias et atteignent un très large public. Puis les autres, l’immense majorité, réduite à concevoir de ces fameux « produits de niche », peu connue, avec un accès restreint aux grands médias, qui tire nécessairement le diable par la queue, à moins d’occuper un autre emploi bien rémunéré.

On demande souvent à ces artistes de travailler gratuitement ou pour une bouchée de pain. Ceux qui les engagent connaissent eux-mêmes une situation financière fragile et manoeuvrent avec des budgets très restreints. Si bien que les artistes sont placés devant un dilemme : doivent-ils accepter cette offre qui permettra de faire vivre leur oeuvre ? Ou doivent-ils renoncer, au nom de conditions décentes de travail pour lesquels ils se battent – et aussi parce que ce revenu est pour eux un besoin vital ?

Les injustices de notre monde se reproduisent dans le monde des artistes. Ici encore, une minorité accapare la plus grande part des revenus, et cette distribution n’a rien à voir avec le mérite. Tout cela se fait aux dépens d’une créativité en perte de stimulation, d’une véritable diversité qui donne pourtant toute sa force à l’expression artistique.


[1Dans Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod, musique pop et philosophie, sous la direction de Normand Baillargeon et Christian Boissinot.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème