Les migrant.e.s du Venezuela. Une crise réelle, médiatique et politique

No 76 - oct. / nov. 2018

International

Les migrant.e.s du Venezuela. Une crise réelle, médiatique et politique

Ricardo Peñafiel

Depuis quelques mois, diverses organisations tirent la sonnette d’alarme au sujet d’une crise des migrant·e·s vénézuélien·ne·s fuyant une crise économique, sociale et politique sans commune mesure. Les évaluations du nombre de personnes déplacées varient de quelques centaines de milliers à 4 millions, alors que le gouvernement nie l’existence d’une crise migratoire, tout en appelant les Vénézuélien·ne·s à l’étranger à revenir au pays. Qu’en est-il dans les faits ?

Au mois d’août, l’ONU évaluait le nombre des migrant·e·s vénézuélien·ne·s à 2,3 millions, alors qu’au mois d’avril, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) parlait plutôt de 1,6 million pour l’année 2017. Devrait-on en conclure que le nombre de migrants a augmenté de 700 000 au cours des 8 derniers mois ?

Pas nécessairement, puisque les données des différents organismes onusiens se contredisent. Dans son étude d’avril, par exemple, l’OIM affirmait que le nombre de migrant·e·s vénézuélien·ne·s dans le monde avait plus que doublé entre 2015 et 2017, passant de 700 000 à 1,6 million. Pourtant, les données du Département des affaires économiques et sociales des Nations unies, sur lesquels l’OIM est censée se baser, parlent plutôt de 1,4 million de migrant·e·s en 2015, ce qui réduit l’augmentation à 200 000 (en 2017).

Un autre problème réside dans le fait que l’ONU se base sur les papiers migratoires donnés aux migrant·e·s à l’entrée d’un pays. Or, parmi ces « migrant·e·s », il y a des migrant·e·s « pendulaires » (entrant et sortant du pays pour acquérir des denrées manquantes au Venezuela) ou en transit qui seront comptabilisés plus d’une fois, par exemple, en Colombie, puis en Équateur, puis au Pérou et finalement au Chili.

Une autre difficulté provient du fait que les pays d’accueil ont intérêt à amplifier le problème de manière à justifier la militarisation de leurs frontières, la criminalisation ou le refoulement des immigrants, comme l’a dénoncé la Bolivie, lors du Sommet de Quito sur la crise migratoire vénézuélienne, le 4 septembre dernier.

Le scientisme au service de l’opposition

Ces écarts statistiques ouvrent la voie aux analyses tordues. En effet, plusieurs journaux sensationnalistes ou liés à l’opposition affirment qu’il y aurait entre 3 ou 4 millions de migrants vénézuéliens. Se basant sur des études « indépendantes », comme celle du think tank ENCOVI (Enquête nationale des conditions de vie de la population vénézuélienne), ces données sont extrapolées à partir de questions sur le nombre de personnes par foyer habitant à l’étranger. Établissant une moyenne de 1,3 émigrant par foyer, l’enquête ENCOVI stipule qu’il y aurait eu 815 000 nouveaux migrants au cours des 5 dernières années, ce qui est moins que les estimations de l’OIM. Cependant, l’étude ajoute quelque 800 000 à 1,8 million de migrants supplémentaires à ceux-ci en se basant sur l’estimation bancale des foyers ayant quitté en entier (et ne pouvant donc pas répondre à la question). Cette surestimation fait passer le nombre de 1,6 à 2,6 millions de nouveaux migrants, s’ajoutant au 1,4 million de Vénézuélien·ne·s résidant à l’étranger, selon les données du Département des affaires économiques et sociales des Nations unies.

Bien que produite par des professeur·e·s et chercheurs·euses de trois grandes universités vénézuéliennes – l’Université catholique Andrés Bello, l’Université centrale du Venezuela et l’Université Simón Bolívar –, cette étude manque d’une quelconque rigueur scientifique, comptabilisant deux et même trois fois des migrant·e·s déjà recensé·e·s en 2015 (puisque la question portait sur les cinq dernières années) et en gonflant artificiellement les estimations des migrants non recensés par l’enquête, on en arrive à des formules-choc telles que : « Presque 80 % de l’émigration récente depuis le Venezuela s’est produite durant les années 2016 et 2017. » En fait, il faudrait lire : « 80 % des migrants que nous avons inventés l’ont été en 2018. » Sans fondement scientifique, ces « données » sont pourtant reprises par plusieurs médias.

Crise médiatique ou politique ?

Mais les chiffres réels ne vendent pas autant de papier, de clics ou d’heures d’antenne que les estimations exagérées. Ils ne se prêtent pas aussi bien aux campagnes de dénonciation de la « dictature » maduriste ou, encore, à des campagnes de collectes de fonds pour répondre au nouveau flux migratoire vénézuélien.

Sans minimiser la crise économique, politique, sociale et migratoire, ni les violences et souffrances qu’elle entraîne, il ne faut pas oublier que des intérêts politiques divers se cumulent pour amplifier la crise et justifier une intervention « humaniste », voire militaire, comme le documentait un récent article du New York Times [1].

Une très grande proportion de Vénézuélien·ne·s soutient encore le chavisme, malgré la crise et le gouvernement Maduro, et ce, y compris parmi celles et ceux qui quittent par faim ou nécessité. Une intervention étrangère, même humanitaire, serait perçue comme une ingérence et combattue comme telle par une part de la population autant que par les militaires, intimement liés au régime.

Malgré l’intransigeance de Maduro, la seule voie envisageable reste encore celle de la pression diplomatique et de la négociation. Autrement, cela pourrait finir en une crise humanitaire encore pire que celle au nom de laquelle on prétendrait intervenir.


[1Ernesto Londoño et Nicholas Casey, « Trump Administration Discussed Coup Plans With Rebel Venezuelan Officers », New York Times, 8 septembre 2018, en ligne.

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