Dossier : Côte-Nord - Nitassinan /

Sécurisation culturelle

L’inuu-aitun en classe de français

Dossier : Côte-Nord - Nitassinan / Territoires enchevêtrés

Camille Robidoux-Daigneault

La posture de l’enseignant·e de français langue seconde est susceptible de reconduire des rapports de domination chargés. Quelle place est-il possible d’octroyer à la culture des apprenant·es innu·es dans ce contexte afin d’éviter de reproduire des pratiques hiérarchiques [1] entre la langue maternelle et la langue d’enseignement ?

À l’hiver 2022, le Cégep de Baie-Comeau a accueilli sa première cohorte d’apprenant·es au cheminement Tremplin DEC – Premières Nations. Celui-ci a émergé au terme d’une série de consultations avec le Centre régional en éducation des adultes (CRÉA) de Pessamit et d’étudiant·es innu·es afin de créer une grille adaptée aux besoins de la communauté. Parmi les éléments ciblés, notons l’amélioration des compétences en lecture et en écriture en français, l’accompagnement dans la découverte de l’univers numérique propre au collégial, les compétences organisationnelles et même… la gestion des finances personnelles ! C’est donc avec ce mandat bien précis en tête que s’est développée la grille du cheminement, un cursus qui permet aux étudiant·es de terminer leurs études secondaires à Pessamit tout en découvrant les études collégiales à Baie-Comeau.

Des adaptations pour favoriser la réussite

Il allait de soi pour moi qu’une mise en valeur soutenue de l’innu-aitun (la culture innue) serait au centre de mon cours de Stratégies de lecture et d’écriture [2] afin de favoriser la sécurisation culturelle [3] des apprenant·es. J’ai donc privilégié l’enseignement d’œuvres écrites par des Innuat, soit Michel Jean et Marie-Andrée Gill. Les étudiant·es ont donc été à même de s’identifier à la fois aux personnages et aux auteur·trices, ce qui leur était rarement arrivé, selon leurs témoignages (une évaluation qualitative du cours a été menée auprès des étudiant·es à la fin de la session).

Ils et elles ont d’ailleurs non seulement eu l’opportunité de rencontrer ces deux modèles littéraires, mais également de se familiariser avec les rouages de l’organisation et de l’animation de tables rondes littéraires. Ainsi, la classe s’est approprié les manifestations thématiques de Tio’tia:ke (roman de Michel Jean, Libre Expression, 2021) et de Frayer (recueil de poésie de Marie-Andrée Gill, La Peuplade, 2015) dans un format convivial, tout en consolidant ses compétences numériques et communicationnelles. Les étudiant·es ont participé à tous les aspects de 

l’organisation des événements culturels : infographie des affiches promotionnelles, rédaction d’invitations officielles à la communauté du cégep de Baie-Comeau, planification et animation des tables rondes.

À titre d’enseignante, j’ai pu relayer la parole d’auteurs et d’autrices qui problématisent un rapport parfois difficile à l’identité culturelle et proposent des pistes de solution pour s’adapter aux réalités contemporaines tout en préservant un savoir traditionnel. Toujours selon les témoignages recueillis, la présence continuelle de leur culture dans les contenus et la pédagogie employée favorisait la motivation et le sentiment de compétence des étudiant·es. Cette présence faisait contrepoids à une absence systémique au sein de leurs cours de français antérieurs.

L’apprentissage au service de… l’apprentissage

Je me suis sentie privilégiée de côtoyer des étudiant·es animé·es par une vive curiosité à l’égard des arts, de l’histoire et de la politique. En ce sens, la sécurisation culturelle est rapidement devenue un tremplin vers d’autres horizons. La légitimation de notre identité culturelle favoriserait-elle l’empathie et l’ouverture à l’altérité plutôt qu’un repli sur soi ? C’est ce que mon expérience m’invite à penser.

Afin de sortir d’une approche centrée sur une interprétation figée des œuvres, où l’enseignant·e est l’expert·e – ce que je ne saurais prétendre être dans un tel contexte culturel –, j’ai privilégié l’apprentissage coopératif et expérientiel. Je me suis également montrée vulnérable en questionnant les étudiant·es sur la prononciation de quelques mots d’innu-aimun, une langue dont j’amorce l’apprentissage grâce à Yvette Mollen (Université de Montréal) et Monique Verreault (Pekuakamiulnuatsh Takuhikan) [4]. Cela permettait aux étudiant·es de percevoir leur identité culturelle comme un objet riche et résolument actuel. Christopher Moreau, un étudiant de mon cours, l’a d’ailleurs bien thématisé dans un poème rédigé à la suite de la lecture du recueil de Marie-Andrée Gill :

[…] pour sauver ce qu’il reste d’un passé,

il se tourne vers le futur

les braises d’un tipi dans sa poitrine, cendres chaudes

une vie vacillante, sa volonté aussi, arbres sous le vent […]

« Des rivières d’eaux claires et des sentiers de terres » (extrait)

Un lien au-delà des murs de la classe

Outre les stratégies déployées dans les cours du cheminement, l’équipe du Tremplin DEC – Premières Nations souhaite s’affranchir du cadre traditionnel de l’enseignement collégial, notamment en prenant part à des activités pour soutenir la persévérance et l’engagement des étudiant·es. Nous irons d’ailleurs faire une initiation au kayak de mer avec les étudiant·es pour bien clore cette première session et se rappeler que l’apprentissage hors texte est tout aussi riche que celui que l’on fait en classe.

*  *  *

DES PISTES DE SÉCURISATION CULTURELLE DANS LA CLASSE DE FRANÇAIS

Reconnaître les traumatismes vécus par les étudiant·es, leur famille et leur communauté ;

Être conscient·es des obstacles à la poursuite d’études supérieures des apprenant·es ;

Étudier les particularités linguistiques de la langue maternelle des apprenants afin de favoriser l’efficacité de l’enseignement de la grammaire et de la littérature ;

Reconnaître l’expertise culturelle des apprenant·es ;

Légitimiser la langue maternelle des apprenant·es, ici l’innu-aimun ;

S’autoriser à sortir du cadre rigide de l’enseignement supérieur lorsque possible.


[1On appelle « diglossie » un bilinguisme où les langues parlées sont soumises à une hiérarchie. Les langues autochtones du Québec, qui ont un statut minoritaire, n’ont que peu de place dans l’espace public, contrairement au français ou à l’anglais, qui elles ont droit de cité ; il s’agit d’une diglossie.

[2Le cours vise à soutenir la transition entre les études secondaires et les premiers cours de formation générale (Écriture et littérature et Philosophie et rationalité).

[3Le concept de sécurisation culturelle, apparu dans le système de santé néo-zélandais dans les années 1980, désigne avant tout une « responsabilité » institutionnelle et individuelle et non une « adaptation » de contenus ou de pratiques. Le concept s’impose depuis plusieurs années dans l’enseignement. Je le trouve particulièrement crucial dans un contexte de français langue seconde pour éviter de hiérarchiser des langues qui seront nécessairement amenées à se côtoyer au sein de la classe.

[4Monique Verreault enseigne des ateliers de nehlueun ouverts à tous et toutes sur Zoom de façon hebdomadaire.

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