École à trois vitesses. Vers la fin des élèves « en rien » ?

No 92 - été 2022

Chronique Éducation

École à trois vitesses. Vers la fin des élèves « en rien » ?

Wilfried Cordeau

La concurrence que se livrent les établissements d’enseignement publics et privés, couplée à la stratification des parcours qui s’y exprime, a mis à mal la mixité sociale et scolaire, et en péril l’équité et l’égalité des chances de cette école commune dont la Révolution tranquille avait rêvé. Inéquitable, notre système scolaire est en attente de solutions concrètes et de volonté politique.

Aujourd’hui, plus de 20% des élèves du secondaire fréquentent un projet particulier au secteur public, et 21% un établissement privé (34% à Montréal). Dans certaines régions, plus de la moitié des élèves du secondaire évitent ainsi la classe dite ordinaire, qui recueille désormais des concentrations importantes de jeunes issu·es de milieux défavorisés ou en difficulté, et ne bénéficiant pas de l’effet de pairs positif que permet une plus grande hétérogénéité. Conséquemment, les élèves issu·es des classes publiques régulières auraient presque deux fois moins de chances d’atteindre le cégep que ceux et celles qui proviennent du privé ou des programmes particuliers. Seulement 15% des élèves issu·es du public régulier atteindraient l’université, contre 60% des élèves diplômé·es du privé ou 51% du public enrichi. [1] Sous le poids de la ségrégation scolaire, le câble de l’ascenseur social a été rompu. Les disparités scolaires et sociales que l’école de la Révolution tranquille devait aplanir ont ni plus ni moins qu’été recréées au sein d’un système à trois vitesses.

De l’école fourre-tout à l’école à la carte

Cette ségrégation n’est pas qu’un effet du jeu de concurrence. Elle est maintenant caractéristique du système scolaire québécois, dont la compétition est une dynamique intégrante, assumée et renforcée par tous les gouvernements qui se sont succédés depuis que la Commission des États généraux sur l’éducation a tiré la sonnette d’alarme [2]. C’est un fait qu’il existe un quasi-marché scolaire, qui alimente avec l’argent public une concurrence inégale au nom d’une liberté de choix galvaudée ainsi qu’un jeu de tamis socio-économiques qui érode la mixité sociale au sein des écoles au profit d’une homogénéisation dans des établissements et filières élitistes où règne l’entre-soi plutôt que le vivre-ensemble.

Il semble bien qu’une certaine trame narrative marchande se soit imposée au Québec. D’une part, on aurait réussi à vendre l’idée d’un déterminisme scolaire et socioprofessionnel couplant fortement le lieu de scolarisation aux chances de réussite professionnelle de chacun : on serait passé de l’idée que l’école universelle favorise l’expression des talents sans distinction de classe, à la logique du capital humain, qui traite les parents comme des consommateurs-investisseurs, les incitant à payer un supplément à la gratuité scolaire (en plus de leurs impôts) pour améliorer l’employabilité et la valeur marchande (le capital) de leur progéniture, soit ses chances d’optimiser son plein potentiel… Qu’importe l’ascenseur social, il faut prendre celui qui, selon ce qu’on nous fait croire, mène le plus haut et le plus rapidement, quitte à sortir le chéquier pour avoir le privilège d’y embarquer.

D’autre part, en cette ère de la personnalisation de masse, le rejet de toute uniformité ou formule commune s’exprime dans l’idée reçue que chaque enfant étant unique, il faut lui offrir une expérience stimulante et motivante à sa mesure, qu’il a désormais droit à l’expression de son individualité à travers son propre projet (si ses parents en ont les moyens), et qu’en conséquence chaque établissement et chaque parcours doivent être différenciés par une couleur locale, une saveur unique, porteuse, dit-on, de motivation et d’appartenance, et qui saura répondre à ses intérêts et besoins. Alors que certaines commissions scolaires cherchent actuellement à abolir le programme régulier pour, disent-elles, diversifier leur offre au bénéfice de tous·tes, force est de constater qu’on passe lentement mais sûrement du projet d’école pour tous·tes à celui d’école pour chacun·e.

Enfin, on a intériorisé l’association de ces deux idées, à savoir que toute saveur rimerait avec excellence, et qu’on pourrait ainsi sauver nos enfants du filet social que représente l’école ordinaire... En somme, tout se passe au Québec comme si l’école commune était perçue comme sans saveur et donc sans intérêt. Sans projet, jugée à tort ordinaire, peu stimulante et peu performante, l’école régulière et son programme scolaire uniforme issu du ministère seraient devenus indésirables aux yeux d’une part croissante des parents, qui cherchent à le contourner dans un véritable sauve-qui-peut.

Faute d’engagement des gouvernements dans un dénouement satisfaisant, la ségrégation scolaire poursuit ainsi son œuvre et le fossé se creuse entre les jeunes en difficulté ou issus de milieux défavorisés et ceux des classes moyennes et supérieures.

Vers un réseau scolaire commun ?

Créé en 2017, le mouvement École ensemble dévoilait le 9 mai dernier son Plan pour un réseau scolaire commun afin de s’attaquer à cette impasse [3]. Ce dernier s’inspire du modèle finlandais pour regrouper les établissements publics et privés conventionnés qui le souhaiteraient au sein d’un réseau commun, gratuit, sans sélection et entièrement financé par les deniers publics. Des bassins géographiques fondés sur des critères de mixité sociale remplaceraient la liberté de choix et les modes de recrutement sélectifs, en contrepartie de l’obligation pour tous les établissements d’offrir des options variées et enrichissantes à tous les élèves sans restriction. L’horaire des écoles serait ajusté de manière à offrir la formation générale commune quatre périodes par jour, puis à répartir les élèves selon leur option de prédilection durant la cinquième période quotidienne. Les établissements privés qui ne souhaiteraient pas être intégrés à ce réseau commun perdraient leurs subventions publiques. Celles qui l’intégreraient maintiendraient leur autonomie de gestion, notamment en matière de ressources humaines. La mise en œuvre de ce plan s’étalerait sur six années. Finis, la concurrence, le magasinage, le marketing et l’inflation pédagogique et curriculaire.

Fruit d’un travail sérieux, le plan reste bien sûr à parfaire, car il laisse en suspens des enjeux complémentaires importants, et demeure une voie de compromis qui mise sur un réseau hybride au sein duquel des entités privées continueraient d’évoluer à l’abri de certains des mécanismes de régulation publics. Malgré ses angles morts, cette proposition a l’immense mérite d’apporter du nouveau dans une discussion bloquée (voir évitée) depuis plusieurs années et même de relancer le débat de fond sur de nouvelles bases. Et cela, il faut le saluer.

Une nécessaire mobilisation sociale

La marche accélérée de notre système scolaire vers la fracture sociale inquiète de plus en plus. Malheureusement, le mutisme devenu classique des gouvernements ne fait qu’accroître le problème chaque année davantage. On ne se surprend pas que la CAQ, originellement acquise au projet d’écoles à charte (charter schools), se soit contentée, en tant que gouvernement, de nier le problème de la ségrégation scolaire pourtant mis au jour par le Conseil supérieur de l’éducation en 2016 [4]. Au contraire, elle a plutôt choisi de cautionner et de renforcer l’école à trois vitesses, d’abord en maintenant les frais reliés à la fréquentation de projets particuliers à l’école publique (projet de loi no12), puis en excluant l’abolition du financement des écoles privées confessionnelles de son projet de laïcité (projet de loi no21). La mise à l’agenda politique de ce problème sociétal s’avère difficile, mais son ancrage dans la société civile semble de plus en plus tenace, quoiqu’avec l’abolition des élections scolaires, il tienne à la motivation de mouvements citoyens aux ressources limitées. Malheureusement, la majorité parlementaire demeure actuellement et probablement pour un temps favorable au statu quo, alors que le Parti conservateur du Québec ramène même l’idée des bonds d’éducation (school vouchers)...

Le chemin pour faire d’une proposition sérieuse de système scolaire équitable un enjeu électoral s’avère donc encore bien sinueux, mais sa percolation dans l’espace public demeure un passage obligé et les prochains mois ne manqueront pas d’occasions pour s’y atteler. Après avoir lancé un ouvrage collectif sur les défis de l’école québécoise [5], qui dénonce sans réserve les mécanismes de marchandisation scolaire actifs au Québec, le collectif Debout pour l’école ! a annoncé un vaste chantier de consultation citoyenne sur l’avenir de l’école québécoise pour le printemps 2023. Celui-ci sera l’occasion de discuter de nombreux enjeux importants pour remettre notre système d’éducation sur ses rails. Nul doute que la ségrégation scolaire et la nécessité d’un système équitable pour y répondre seront au cœur des réflexions. Il restera à faire en sorte que cet élan puisse porter plus largement un vaste mouvement social susceptible de forcer le prochain gouvernement à agir pour de bon. 


[1Pierre Canisius Kamanzi, « Marché scolaire et reproduction des inégalités sociales au Québec », Revue des sciences de l’éducation, vol.45, no3, 2019, p.140-165

[2CÉGÉ (1996), Rénover notre système scolaire : dix chantiers prioritaires, 90 p. Voir https://collections.banq.qc.ca/ark :/52327/bs40260

[3École ensemble, Plan pour un réseau scolaire commun, 2022, 37 p. Voir www.ecoleensemble.com/reseaucommun

[4CSE, Remettre le cap sur l’équité, Québec, 2016, 100 p.

[5Debout pour l’école !, Une autre école est possible et nécessaire, Montréal, Del Busso Éditeur, 2022, 472 p.

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