Dossier : Maternité et médecine.

Dossier : Maternité et médecine. Silence, on accouche !

Témoigner des violences

Qui d’autres que les femmes ayant vécu l’expérience de donner naissance peuvent témoigner des violences physiques, psychiques et psychologiques subies avant, pendant et après la grossesse ? Il nous semblait incontournable de donner la parole à certaines d’entre elles.

Plongée dans le vortex de la procréation médicalement assistée

Simone, travailleuse communautaire

Chez la plupart des femmes, l’accompagnement médical commence une fois la grossesse amorcée. Dans mon cas, la vie m’a fait la surprise d’une situation d’infertilité : après avoir essayé pendant longtemps de concevoir par des moyens naturels, et en proie à une angoisse grandissante – et si cet enfant n’arrivait jamais ? –, mon partenaire et moi avons décidé de consulter en clinique de fertilité. Pour nous, la médicalisation du corps et des choix de vie a donc commencé bien avant que je sois enceinte. J’ai eu l’impression d’être aspirée dans un vortex dont je ne suis ressortie que deux ans plus tard avec un trouble anxieux, un diagnostic douteux et toujours pas d’enfant.

J’ai entrepris les démarches en clinique avec un mélange d’espoir et d’appréhension. On m’a d’abord diagnostiqué un syndrome des ovaires polykystiques, une cause relativement fréquente d’infertilité chez les femmes, dont les symptômes sont notamment l’hirsutisme (être très poilue) et l’irrégularité des cycles menstruels. Lorsque j’ai mentionné au médecin que mes cycles étaient depuis toujours plutôt réguliers, il m’a expliqué qu’on ne portait pas toujours attention à ça et qu’on pouvait se tromper. Il m’a ensuite fait remarquer, regard fuyant et gesticulation étrange du coin de la bouche à l’appui, que j’avais des petits poils aux coins des lèvres.

Aujourd’hui, j’ai peine à croire que j’ai accepté ce « diagnostic » aussi facilement, qui est devenu le point de départ de tous les traitements, mais est-ce si étonnant ? J’étais émotivement vulnérable et les médecins me parlaient avec paternalisme, fatalité et confiance en leurs méthodes. J’étais bel et bien consentante, mais pas forcément bien informée… On m’a rapidement proposé la fécondation in vitro (FIV).

Parallèlement, mon partenaire faisait des tests qui finirent par révéler des problèmes de quantité et de mobilité des spermatozoïdes. Qu’à cela ne tienne, les gynécos ont maintenu leur position : la FIV était la meilleure option pour nous.

Avant ces démarches, la FIV évoquait pour moi une froide opération en labo qui finissait mystérieusement avec un embryon dans une éprouvette. En réalité, la FIV est une intervention ultra invasive et centrée sur le corps de la femme : on stimule la production d’ovules par l’injection quotidienne d’hormones, on insère par voie vaginale une aiguille dans les follicules ovariens que l’on perce pour prélever les ovules, on féconde in vitro (la fameuse « éprouvette ») à l’aide du sperme du conjoint et, s’il y a lieu, on réinjecte l’embryon gagnant dans l’utérus boosté aux hormones. C’est une procédure très douloureuse, qui a d’énormes effets sur l’équilibre mental et émotif de la patiente et dont le résultat est absolument incertain. Le taux de réussite des FIV étant d’environ 30 %, la majorité échoue. Ce fut mon cas.

Après un premier échec, on nous a convaincus de faire une deuxième tentative. Injections, ponction, douleur, attente, déception. Et d’en refaire une autre. Et une autre. Mon corps était le théâtre d’essais acharnés pour créer un fœtus à l’aide du sperme jugé peu fertile de mon conjoint. Au deuxième essai, mon conjoint a soulevé la question du don de sperme. On nous a répondu sans hésiter : « On n’est pas rendus là. » Pas assez désespérés pour sacrifier le patrimoine génétique de monsieur quand madame peut encore faire des efforts.

La FIV n’a rien donné, à part faire basculer mon équilibre nerveux. Quand nous avons finalement décidé de demander à un proche de faire un don de sperme, nous avons frappé un autre mur. Nous devions d’abord obtenir l’approbation d’une psychologue affiliée à la clinique. Le donneur devait subir une évaluation psychologique et une batterie de tests médicaux, en plus de répondre à une série de critères discriminatoires. L’insémination devait avoir lieu au privé. Le sperme devait passer six mois en quarantaine. Le tout nous coûterait environ 5000 $.

Nous avons donc tourné le dos au système de santé pour nous débrouiller seuls, comme le font d’innombrables couples de femmes, femmes seules et autres personnes depuis longtemps. Nous avons fait une insémination maison, avec une seringue de plastique (pas de poire à dinde !), dans un lieu tranquille, sans soutien médical. Au deuxième essai, je suis tombée enceinte. J’ai eu la chance d’avoir une place en maison de naissance et d’être suivie par une sage-femme. Nous sommes aujourd’hui parents d’un enfant heureux et en santé.

Au bout du compte, l’option la plus simple, la moins coûteuse et la moins invasive est celle que les médecins ont le moins encouragée. Pour certaines femmes, la procréation médicalement assistée fait des miracles. Ça n’a pas été notre cas. Notre passage en clinique de fertilité a été marqué par la colère, la frustration et un sentiment d’impuissance. Nous avons du mal à nous l’expliquer autrement que par le biais sexiste et paternaliste du système médical.

On m’a volé mon accouchement

Véronique, femme déterminée

J’ai dû faire le deuil de mon premier accouchement, de ma césarienne. J’ai tout le temps un sentiment de vide, un sentiment de m’être fait voler mes accouchements. Au deuxième, j’étais la première depuis une dizaine d’années qui tentait un accouchement vaginal après césarienne (AVAC) à cet hôpital. Tout le monde était très nerveux : ma famille, les intervenant·e·s, les ami·e·s proches. Peu de personnes croyaient en mon projet : mon chum, mon accompagnante, ma mère et ma belle-sœur. Personnellement, je mettais déjà beaucoup d’énergie à bâtir ma confiance en moi. Je n’avais pas l’énergie de bâtir celle des autres.

À l’hôpital, je me rappelle le plancher froid, les murs blancs, plein de monde qui rentraient et sortaient de l’hôpital pendant l’heure du dîner et qui me regardaient. Moi j’avais une jupe, pas de bobettes, l’eau me coulait sur les jambes à chaque contraction. La bulle de l’intimité, la chaleur que j’avais chez nous, je ne la retrouvais plus. Ça m’a complètement déstabilisée.

J’étais couchée sur le dos. Les infirmières me tenaient les jambes. À mon grand soulagement, je n’avais pas les pieds dans les étriers. Ce n’était pas l’accouchement dont j’avais rêvé, mais ce n’était pas si mal après tout.

Dès les premières poussées, il a couronné. J’étais super contente. Les infirmières et la docteure aussi. Tout le monde était enthousiaste. Puis, le gynécologue est arrivé. D’office, il a considéré que le bébé devait sortir au plus vite. Les gens autour ne comprenaient pas, parce que ça faisait tout juste 20 minutes que je poussais. J’aurais dû encore avoir le temps. Le cœur du bébé ne décélérait pas. Rien ne justifiait l’urgence du gynécologue.

Le gynécologue donnait des ordres, il était très directif avec la docteure. Tout d’un coup, il a décrété : « OK on coupe ! » Je sentais l’incompréhension de la docteure. Et moi, j’étais contre l’épisiotomie. J’ai crié : « NON, PAS D’ÉPISIO ! » La docteure a demandé : « Êtes-vous sûr qu’elle a besoin d’une épisio ? » Je me rappelle avoir pensé que si elle ne voyait pas l’utilité d’une épisiotomie, ça voulait sûrement dire que je n’en avais pas besoin. Alors je continuais de crier, de hurler « PAS D’ÉPISIO ». Le gynécologue a regardé la docteure et il a dit : « TU COUPES ! » Ils m’ont coupé et le bébé ne sortait pas plus.

Le gynécologue a donc pris un petit banc, il est monté dessus, il a placé ses mains sur mon ventre et il a commencé à sauter en appuyant très fort sur mon utérus (la manœuvre Kristeller – voir encadré). Il sautait vraiment très haut, au-dessus de la tête de mon chum qui était debout à côté de moi. Au début, je me disais que c’était pour faire sortir le bébé et j’essayais d’endurer la douleur. Mais ça m’a fait tellement mal… Je lui ai crié qu’il me faisait mal, qu’il devait arrêter. Mais il n’arrêtait pas. Et le bébé ne sortait pas plus.

Ma belle-sœur, elle, est sortie parce qu’elle ne pouvait plus supporter la situation. Personne ne comprenait ce qu’il faisait. Appliquer cette manœuvre sur un utérus cicatrisé est très dangereux. Il aurait pu tout faire ouvrir. Plus tard, après l’accouchement, la docteure a dit que c’était un comportement barbare. Mais sur le coup, elle a mis du temps à réagir. À un moment donné, c’était comme si elle venait de se réveiller au milieu de toute cette folie, puis elle lui a proposé : « On change de place. » Elle s’est placée sur le côté et elle a exercé une légère pression avec douceur. Aussitôt, le bébé est sorti.

J’ai vécu ça comme un manque total de respect. Je ne tolère plus que qui que ce soit me touche. Depuis, j’ai donné naissance à mon troisième enfant. Je n’ai jamais eu autant de force psychologique et physique que depuis que j’ai mis au monde ma fille par voie naturelle. Je me sens invincible. On m’a volé mes deux premiers accouchements, mais le troisième, je l’ai eu naturellement, comme je le voulais !

Dans la vie d’une femme, donner naissance est une chose énorme à mon avis ! Mais c’est complètement banalisé dans la société aujourd’hui. Mon rêve serait que toutes les femmes prennent contrôle de leur propre accouchement.

Infantilisation et dépossession

Judith, militante féministe

Un accouchement, c’est comme un diamant, il y a plusieurs facettes et elles ne brillent pas toutes du même éclat. Quand je pense à mes accouchements, bizarrement, je ne les pense pas en relation avec mes enfants. C’est comme si leur arrivée dans ma vie était très distincte de l’acte d’accoucher.

J’ai adoré accoucher. Pour la rencontre avec moi-même tout d’abord, et celle avec mon chum ensuite. Comme beaucoup de femmes, j’ai détesté le rapport avec l’institution médicale. Mais je refuse à ses nombreux abus le pouvoir de me voler mes accouchements. Il n’en demeure pas moins que certaines phrases font encore mal… longtemps après.

Naissance de A. En cours prénataux, il y a 16 ans : nous sommes une dizaine, assises par terre, il n’y a pas d’homme. En France, c’est l’été, nous sommes toutes des « premières fois ». La chaleur nous écrase, grosses bedaines qui avons du mal à respirer. La sage-femme nous parle du retour à la maison, de l’après-accouchement. Et elle nous dit, telle une matrone, du haut de sa cinquantaine bien assurée : « Vous savez, après six semaines, si vous n’avez pas repris de vie sexuelle, il va falloir vous forcer un peu. Plus vous attendrez et plus ce sera difficile, plus ce sera dur de retrouver une vie sexuelle spontanée. » Évidemment, ces petites phrases assassines ont fait leur chemin, m’ont pénétrée telle une balle qui déchiquette tout sur son passage. De toutes les humiliations liées à l’accouchement, ce sont ces propos qui continuent de me mettre en colère. J’ai pardonné l’expression abdominale (la manœuvre Kristeller), la rudesse du personnel soignant, l’épisiotomie pratiquée à mon insu. J’étais de toute façon tellement gelée que cet accouchement s’est déroulé en dehors de moi.

Mais ces propos qui nous rendent encore une fois responsables du bien-être sexuel du couple, qui nous assignent un rôle, celui de satisfaire l’homme, continuent aujourd’hui encore à me faire hurler. Je me souviens. Vulve éclatée, cicatrice d’épisiotomie suintante, bouleversée par ce que mon corps venait de vivre, sans perspective féministe, sans vocabulaire, ni grammaire pour penser la maternité et recoudre mon corps et mon âme, j’allais devoir écarter les jambes une nouvelle fois, en dehors de mon désir, pour satisfaire celui de mon conjoint. Et si je ne le faisais pas, c’est que je n’étais pas « normale », que j’avais un problème. Seize ans plus tard, la question du désir et de la légitimité du non-désir demeure. Bien entendu, cette sage-femme n’en est pas l’unique responsable, mais ses mots prononcés avec l’autorité du corps médical, dans un moment où j’étais vulnérable, me hantent encore.

Naissance de L. Je suis en train d’accoucher (allongée sur la table, perfusion dans le bras, j’ai mal), lorsque la sage-femme découvre que mon chum travaille dans un de ses magazines préférés. Elle entame alors une conversation avec lui sur la ligne éditoriale du journal et ses articles préférés. Sentiment total de dépossession : je suis ligotée, entravée dans mes mouvements par une perfusion, les jambes écartées, souffrante. Je me sens reléguée dans la catégorie « trucs de bonne femme » pas intéressants, tandis qu’eux parlent de choses sérieuses.

Naissance de Z. Le lendemain, visite du gynécologue. « Ah ben, on vous a entendue crier dans toute la maternité, dites donc ! Pas moyen de faire la sieste. » Je suis restée sans voix. Comment cet homme pouvait se permettre de me dire une chose pareille ? Il était en plus accompagné d’une jeune puéricultrice qui avait été mon élève quelques années auparavant. Sentiment d’immense honte qui venait de balayer la fierté et le bonheur d’avoir accouché selon mes propres termes.

Étrangement, une fois les accouchements digérés, les enfants grand·e·s, cette violence verbale demeure, bien plus que les violences physiques, dont j’ai aussi été l’objet à certains moments.

Dans une société bienveillante, toutes ces petites phrases ne seraient que des maladresses. Mais ces mots font en fait partie de l’infantilisation systémique des femmes, ils nous dépossèdent de nos histoires, de nos corps. Ce sont des micro-agressions qui, sans cesse, nous rabaissent et nous humilient. Insidieusement, elles creusent la tombe de mon estime et de ma confiance. Ce sont elles qui, parmi tout un tas d’autres, me rapetissent quotidiennement et m’usent. Ce sont elles qui me donnent parfois envie de rendre les armes.

Mais la roue continue, d’autres femmes accouchent, d’autres femmes souffrent. Elles prennent la parole pour dire et refuser ce contrôle de leur corps et de leur vie. Et je sais que c’est à leurs côtés que je veux me tenir.

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