Les droits des détenu·e·s. Le sombre héritage du gouvernement Harper

Dossier : Prisons. À l’ombre (…)

Dossier : Prisons, à l’ombre des regards

Les droits des détenu·e·s. Le sombre héritage du gouvernement Harper

Lucie Lemonde

L’approche répressive des questions pénales du gouvernement conservateur de Stephen Harper (2006-2015), fondée sur une idéologie valorisant la loi et l’ordre (tough on crime), a profondément bouleversé la philosophie correctionnelle et les principes directeurs du système carcéral élaborés au cours des décennies précédentes.

En quelques années, au Canada, nous sommes passés du principe du respect de la dignité humaine et des droits constitutionnels des personnes incarcérées à une politique de durcissement de la peine et à un nouveau paradigme de « droits de base » (basic rights), à savoir être nourris convenablement et avoir accès aux services médicaux et d’hygiène de base. Au-delà de ce minimum, les détenu·e·s ne jouissent que de privilèges discrétionnaires qui dépendent de leur bonne conduite et de leur participation aux programmes de leur plan correctionnel.

Les objectifs prônés par le gouvernement Harper et les mesures qu’il a mises en place bafouent trois grands principes reconnus nationalement et internationalement : les détenu·e·s conservent les droits reconnus à tout citoyen, l’emprisonnement est la peine de dernier recours et les conditions de détention doivent être les moins restrictives possible.

Les détenu·e·s conservent leurs droits de citoyen

Le mouvement pour la défense et la reconnaissance des droits des personnes incarcérées s’est mis en branle au milieu des années soixante aux États-Unis, dans la foulée des luttes pour les droits civiques, a fait remarquer le sociologue de la prison [1], J.B. Jacobs. Dès le début des années soixante, les détenu·e·s ont assiégé les cours et ont contesté tous les aspects des politiques et des pratiques carcérales. Le mouvement s’est propagé au Canada au cours de la décennie suivante.

Contrairement au principe, tout illusoire soit-il, en vigueur dans la société globale voulant que tout ce qui n’est pas interdit est permis, le principe prévalant dans le monde carcéral était que tout est interdit sauf ce qui est permis. Les normes en vigueur dans les prisons canadiennes n’énonçaient jamais que le détenu « a le droit de », mais spécifiaient uniquement que pouvait lui être accordé « le privilège de ». Cette conception a été abandonnée lorsque, en ١٩٨٠, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une personne emprisonnée conservait tous ses droits civils, à l’exception des restrictions inhérentes à l’emprisonnement, et que la règle de droit devait régner à l’intérieur des murs [2].

La vision du gouvernement conservateur de droits modulables selon la bonne conduite et le retour à la notion de privilèges constituent non seulement un recul majeur, mais sont contraires aux chartes et aux instruments internationaux de protection des droits humains. Ces droits ne sont pas la contrepartie de la soumission et du respect de la discipline, il s’agit plutôt du cadre dans lequel doit s’exercer la discipline carcérale. Prétendre que les droits fondamentaux ne sont reconnus qu’aux citoyens vertueux et qu’ils sont accordés au bon vouloir de l’État est une conception complètement erronée et archaïque de la nature des droits et libertés. Comme l’a si bien dit la Cour suprême dans l’affaire Sauvé c. Canada concernant le droit de vote des personnes incarcérées, « les droits garantis par la Charte ne sont pas une question de privilège ou de mérite, mais une question d’appartenance à la société canadienne [3] ».

L’emprisonnement est la peine de dernier recours

En 1999, la Cour suprême, dans l’affaire Gladue, déplorait que le Canada ait un taux d’incarcération très élevé, surtout chez les Autochtones. L’incarcération des criminels est apparue à la fin du 18e siècle comme un progrès social et un adoucissement des mœurs. Le châtiment corporel a cédé la place à la volonté de convertir le délinquant par la réclusion solitaire, l’instruction religieuse et les travaux forcés. Mais, comme le souligne la Cour, malgré ses origines empreintes d’idéalisme, l’emprisonnement a vite été condamné pour sa dureté et son inefficacité, non seulement eu égard à ses objectifs proclamés de réinsertion sociale, mais aussi relativement à ses objectifs publics plus généraux comme la dissuasion et la protection de la population. Selon la Cour, le recours systématique à la peine d’emprisonnement pour la très grande majorité des infractions va à l’encontre d’un principe maintes fois affirmé, à savoir que l’emprisonnement doit être la sanction de dernier recours [4].

La Cour ne croyait pas si bien dire. En 2016, la peine d’emprisonnement est la sanction privilégiée, même pour des infractions non violentes et mineures. L’exemple souvent avancé pour illustrer cette dérive est la peine minimale de six mois d’emprisonnement pour possession de six plants de cannabis. Dans la grande majorité des cas, la peine d’incarcération ne vise que l’objectif de punition et non la protection de la société.

Depuis l’élection du premier gouvernement conservateur minoritaire en 2006, la population carcérale dans les pénitenciers fédéraux a bondi de 19٪ [5] ; elle s’élève aujourd’hui à 106 personnes pour 100000 habitants [6]. Les provinces aussi ont écopé. Ainsi, au Québec, la population carcérale a augmenté de près de 11% entre 2012 et 2014, alors que la capacité d’hébergement quant au nombre de cellules n’a pas bougé [7].

Pour plusieurs analystes, cette hausse du taux d’incarcération est un effet de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés (2012), dont plusieurs mesures ont un impact direct sur le nombre de personnes incarcérées,notamment l’ajout et l’augmentation des peines minimales, la suramende compensatoire, l’élimination des peines avec sursis pour un nombre important de délits, l’augmentation du temps d’épreuve avant l’admissibilité aux libérations conditionnelles, le durcissement des peines à l’égard des jeunes contrevenant·e·s. L’augmentation du recours à la détention préventive, soit celle des personnes en attente de procès, a aussi une incidence sur le taux d’incarcération.

Cette tendance va continuer à s’accentuer tant que perdurera une approche de gestion sociale par le droit pénal. Le sociologue Loïc Wacquant a longuement expliqué que l’exaltation de la loi et de l’ordre et la lutte contre l’insécurité ont débouché sur un durcissement des sanctions pénales, lesquelles, de manière disproportionnée, frappent surtout les exclu·e·s et les marginalisé·e·s. Selon lui, nous sommes passés d’un filet de protection sociale à un filet policier et pénal [8].

Les conditions de détention les moins restrictives possible

Si l’emprisonnement doit être la peine de dernier ressort, il est aussi reconnu que les personnes qui ont commis une infraction sont envoyées en prison à titre punitif, non pour y subir de nouvelles punitions. L’idéologie punitive et la surpopulation carcérale entraînent des conséquences dramatiques sur les droits des détenu·e·s et sur les conditions de détention qui sont de plus en plus dures.

La surpopulation et la double occupation des cellules sont d’ailleurs identifiées comme étant la principale cause de la hausse des tensions, des agressions et de la violence et, en conséquence, de l’augmentation marquée des interventions avec recours à la force, principalement à l’endroit de détenu·e·s souffrant de maladie mentale et de détenu·e·s autochtones. Dans son rapport annuel 2015-2016, l’enquêteur correctionnel rapporte que le nombre d’incidents dans lesquels on avait utilisé des aérosols de gaz poivrés avait presque triplé depuis 2013, moment à compter duquel les aérosols ne sont plus conservés sous clé, mais où ils sont portés par les agent·e·s des services correctionnels dans un « ceinturon de service ».

La surpopulation carcérale aggrave aussi de façon critique le problème de l’accès aux soins pour les personnes atteintes de problèmes de santé mentale ou de toxicomanie. L’isolement, l’utilisation de gaz ou de matériel de contrainte, l’administration de médicaments psychotropes à un taux quatre fois supérieur à celui de la population générale et l’isolement dit préventif sont les outils de gestion les plus utilisés à l’endroit des détenu·e·s perturbés ou suicidaires. Dans son dernier rapport, l’enquêteur correctionnel en vient à cette terrible conclusion : « L’imposition d’une peine d’emprisonnement pour les personnes présentant de graves troubles mentaux et des problèmes de dépendance est l’équivalent contemporain d’un placement à l’asile. »

La surpopulation carcérale et les mesures d’austérité entraînent des violations des droits fondamentaux et de la liberté résiduelle des détenu·e·s. La hausse du nombre de plaintes reçues par l’enquêteur correctionnel au fédéral et par le Protecteur du citoyen au Québec montre bien que le milieu carcéral se détériore à mesure que s’intensifient les pressions liées à l’augmentation de la population carcérale et aux diverses compressions dans les services et les programmes.

Le recours routinier à l’isolement cellulaire, en raison du manque d’effectif ou de l’insuffisance de ressources spécialisées en santé mentale, constitue à l’heure actuelle un problème majeur dans les pénitenciers et les prisons. En avril 2016, un juge ontarien concluait que les longues périodes de confinement en cellule (lockdown) dues au manque de personnel constituaient un traitement cruel et inusité au sens de la Charte canadienne [9]. Ce jugement pourrait s’étendre dans tout le pays.

Conclusion

La conception de la justice pénale du gouvernement conservateur de Stephen Harper est une radicalisation de l’idée de justice rétributive selon laquelle chaque personne est entièrement responsable des actes qu’elle commet, peu importe les circonstances atténuantes ou les contextes sociaux, économiques et politiques. Seule compte la sanction en tant que telle. C’est pourquoi le recours aux peines minimales obligatoires a été si valorisé par ce gouvernement.

Le gouvernement conservateur, défait en 2015, a foncé aveuglément avec cette approche rétrograde et ces mesures punitives, en dépit des normes nationales et internationales de droits humains, en dépit des statistiques, en dépit des résultats des recherches scientifiques, en dépit des bonnes pratiques développées au cours des ans, en dépit du bon sens. Pour moi, la seule explication plausible à cette attitude est que ce gouvernement était habité par des convictions idéologiques et guidé par des visées électoralistes.

Déconstruire l’échafaudage doctrinal et populiste transposé dans la loi et les pratiques correctionnelles par le gouvernement Harper ne sera pas une mince affaire, mais c’est essentiel.

Il nous reste à espérer que le gouvernement actuel revienne à une approche respectueuse des droits des personnes incarcérées fondée sur les trois grands principes étudiés ici. Sa grande priorité devrait être la réduction de la population carcérale. D’autres pays y sont arrivés. L’adoption de mesures concrètes permet une réduction graduelle et permanente du taux d’incarcération, soit l’abolition des peines minimales obligatoires, le recours systématique des peines substitutives à l’emprisonnement, la décriminalisation de la possession de stupéfiants, la réaffirmation du principe de non-judiciarisation des mineur·e·s et l’abolition de l’incarcération pour non-paiement d’amendes


[1J.B. Jacobs, « Macrosociology and Imprisonment », dans New Perspectives on Prison and Imprisonment, Ithaca, Cornell University Press, 1983.

[2Solosky c. La Reine, (1980) 1 RCS 823 ; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, 1980, 1 RCS 602.

[3Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002, 3 RCS 519, §14.

[4R. c. Gladue, 1999, 1 RCS 688.

[5Bureau de l’enquêteur correctionnel, « Rapport annuel 2014-2015 ». Disponible en ligne : http://www.oci-bec.gc.ca.

[6International Centre for Prison Studies, « World Prison Population List », ١١e édition, 2016. Disponible en ligne : www.prisonstudies.org.

[7Ministère de la Sécurité publique du Québec, « Les services correctionnels du Québec – Document d’information », 2014. Disponible en ligne : http://www.securitepublique.gouv.qc.ca.

[8Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Paris, 2004, Agone.

[9R. c. Ogiamien, 2016, ONSC 4126.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème