L’ère numérique. Nouvelle révolution scolaire ou industrielle ?

No 83 - mars 2020

Chronique Éducation

L’ère numérique. Nouvelle révolution scolaire ou industrielle ?

Wilfried Cordeau

Rarement un objet de connaissance ou un champ du savoir aura-t-il été la cible d’une offensive étatique aussi vaste et soutenue en éducation. Dans le sillage de la Stratégie numérique (2017), du Plan d’action numérique de l’éducation et en enseignement supérieur (2018) et du Cadre de référence de la compétence numérique (2019), le système d’éducation dans son ensemble est convié à développer une « culture numérique » et à former l’individu à une « citoyenneté numérique » autonome et responsable.

L’intention est louable et « l’omniprésence du numérique  », selon les mots du ministère de l’Éducation, l’exige probablement. Cela dit, l’appel à former à la citoyenneté numérique s’avère bien peu convaincant face à la tendance lourde voulant inscrire l’école, via le numérique, dans le giron des nouvelles exigences de formation d’une main-d’œuvre clés en main.

De la société des loisirs ...

À l’époque du rapport Parent, les technologies de l’information sont encore limitées aux médias de masse que sont le cinéma, la télévision, la radio et les journaux imprimés. Puisqu’ils exercent une influence certaine sur la société, sa pensée, sa vision du monde, ceux-ci doivent faire l’objet d’une éducation critique auprès des jeunes, mais constituent également une opportunité à saisir pour moderniser la pédagogie. On y voit des outils bien plus que des objets d’apprentissage, la formation générale constituant déjà un passeport vers l’ascension sociale, estime-t-on. C’est encore l’esprit qui domine l’œuvre de précision des finalités éducatives opérée en 1979 dans le livre orange L’École québécoise, qui s’attarde davantage à définir pour l’école la mission du développement intégral de la personne qu’à l’articuler aux rouages industriels ou techniques. Le développement de l’informatique et des télécommunications, dans les années 1970 et 1980 étant encore cantonné aux industries et au monde de la recherche, l’école ne s’y intéresse que marginalement.

Au tournant des années 1990, la prise de conscience du coût social des taux de décrochage scolaire élevés accélère le débat sur les voies de renouvellement du modèle d’école hérité de la Révolution tranquille. L’informatique, notamment, est d’abord présentée comme un moyen de stimuler la motivation des jeunes et de diversifier les approches pédagogiques. Encore une fois, la technique peut se mettre au service de l’enseignement. Mais avec la mondialisation de l’économie et le projet d’« autoroute de l’information », l’annonce d’une société post-industrielle, fondée sur une « économie du savoir », repositionne la technologie dans l’éducation. En 1994, le rapport Corbo sur les profils de formation au primaire et au secondaire y va d’un exercice de prospective cinglant : « la connaissance et la technologie sont devenues la vraie richesse des sociétés et, dans la compétition mondiale, la source de leur productivité. Ce sont donc les bases de la puissance des individus, des entreprises, des sociétés ». Pour que le Québec tire son épingle du jeu, il doit faire de l’éducation la clé du développement futur, afin que sa jeunesse puisse s’adapter de manière permanente à un monde en changement constant. Dans ce contexte, alors que les «  technologies de l’information sont déjà en voie de devenir les technologies centrales de tous les domaines d’activité économique », le développement de vastes habiletés multidisciplinaires et méthodologiques sera garant de la capacité d’adaptation et de survie professionnelles des individus. L’heure des compétences a sonné.

Pour la Commission des États généraux sur l’éducation (1996), en plus de leur intérêt pédagogique, les technologies de l’information et de la communication (TIC) telles que l’autoroute de l’information et les micro-ordinateurs se posent en intermédiaires incontournables vers les savoirs. L’année suivante, la ministre Marois inscrit la maîtrise des TIC au rang des compétences méthodologiques (transversales) que les nouveaux curriculums devront prévoir au primaire et au secondaire. En 2000, le Conseil supérieur, estimant la révolution technologique irréversible, appelle à une plus grande intégration des TIC dans l’environnement scolaire (équipements, pédagogie, etc.) et dans le curriculum, attendu qu’ils sont la clé de l’accès à la culture et que leur maîtrise éclairée s’avère incontournable. Indispensable, la maîtrise des TIC au 21e siècle mériterait de devenir une compétence à part entière.

… à la société numérique

L’explosion des progrès techniques depuis le début du siècle a favorisé l’intégration des interfaces numériques dans des appareils multimédiatiques et interconnectés, dits intelligents, et permis de dépasser le seul canal d’Internet comme modes d’échanges, de communication et même de production. L’automatisation, l’intelligence artificielle, l’internet des objets, les métadonnées, la robotique, la réalité virtuelle, la fabrication additive, les nanotechnologies, l’informatique quantique s’inscrivent au rang des technologies potentiellement disruptives qui déjà redéfiniraient les contours de l’environnement économique, social, culturel et politique. Cette « société numérique », couplée à une « 4e révolution industrielle » stimulée avec force investissement depuis la crise financière de 2008, dépasserait la société des savoirs. Il ne s’agirait plus simplement d’accéder et manipuler les savoirs à l’aide d’appareils figés dans une fonction unique, mais d’évoluer en collaboration avec un environnement numérique « intelligent », interactif et évolutif, voire apprenant. Inéluctable, cette révolution exigerait de l’école qu’elle embrasse largement la culture numérique et revoie une fois de plus ses priorités et son organisation. Bien plus qu’une compétence, la technologie devrait donc s’intégrer à l’ensemble de l’environnement et des programmes scolaires : l’avenir des élèves en dépend.

L’ambition déclarée du ministère de l’Éducation est de ne faire du système éducatif dans son ensemble rien de moins qu’un pivot de la révolution numérique, pour permettre au Québec de « devenir un leader mondial dans le domaine du numérique » et ainsi « assurer le succès de son avenir collectif ». Dans cette perspective, la maîtrise de toutes les dimensions de la compétence numérique, réclamée sans relâche par le patronat, s’imposerait comme une exigence incontournable puisqu’elle « est intimement liée au développement professionnel de tous les travailleurs et travailleuses du 21e siècle ». De fait, l’appel à enseigner le codage, et à apprivoiser l’intelligence artificielle ou la robotique dans les classes, s’apparente moins à un programme de formation destiné à outiller les jeunes et adultes à prendre position dans le débat public sur le devenir social à l’ère numérique, qu’à préparer une main-d’œuvre à dialoguer et collaborer de manière efficace avec la machine.

Une nouvelle finalité pour l’école ?

Les TIC suscitaient jusqu’à présent deux types d’intérêts à l’école. Le premier tient à leur caractère instrumental, celles-ci étant abordées comme des canaux ou outils parmi d’autres, permettant de diversifier les approches pédagogiques ou l’accès aux savoirs. Le second intérêt tient à la qualité du contenu qu’elles permettent de formuler ou de consommer, et met l’accent sur un éveil critique de ces usages. Au fil du temps, il semble que l’approche instrumentale ait pris beaucoup de place dans l’école québécoise, la forme dominant le fond, le message finissant par être le médium. L’improvisation entourant l’implantation des tableaux numériques dans les écoles entre 2011 et 2016 en étant l’illustration la plus emblématique.

On le voit, au fur et à mesure que les technologies numériques s’imbriquent dans l’organisation de la production, la pression se fait plus forte pour que leur présence au sein de l’école s’accroisse. Or, l’intégration à la vie sociale, culturelle et économique de ces dernières semble telle désormais que l’école soit sommée d’en élaborer une synthèse et de produire des individus technofonctionnels et soucieux de mettre à jour leurs compétences du futur. Cela pose une nouvelle fois la question du rôle social de l’école et de sa position dans la structure économique. Les institutions internationales et les lobbys économiques ont en effet depuis longtemps érigé la « littératie numérique » en un savoir de base aussi indispensable qu’apprendre à lire, écrire (littératie) et compter (numératie). Ce à quoi nous assistons dépasse désormais la seule mobilisation de techniques au service de la pédagogie ou de l’accès critique aux savoirs. La maîtrise de la technique ne se pose plus en simple composante ludique ou pédagogique au sein de la mission de l’école ; elle en devient la finalité elle-même : instruire, socialiser, qualifier au, par et pour le numérique.

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