Dossier : Perturbations à prévoir

Dossier : Perturbations à prévoir

Anarchopanda : un bilan

Julien Villeneuve

Sept ans après le déploiement dans l’espace public d’une tactique d’intervention perturbatrice que d’aucuns jugèrent « particulière », cinq ans après la dernière apparition publique de l’animal et moins d’un mois après la fermeture de la page Facebook, c’est peut-être ce que les Grecs appelaient le kairos, le « moment opportun » de s’expliquer. Je n’aime pas parler de moi-même, mais il faut bien rendre des comptes.

La préhistoire d’Anarchopanda débute durant la grève étudiante de 1996. Nous profitions d’une occupation de cégep qui dura quelques semaines pour mener des actions qui furent bien évidemment réprimées par la police. Cherchant des moyens de contrecarrer cette répression, diverses idées saugrenues me sont venues en tête, dont celle d’une chaîne de mascottes, afin que la répression policière paraisse ridicule. Ce n’est que 16 ans plus tard que j’ai décidé d’opérationnaliser seul l’idée.

Anarchopanda est sorti pour la première fois le 8 mai 2012 dans l’objectif explicite d’entraver le travail de l’antiémeute en étant avec la communauté étudiante aux premières loges de la violence, espérant que la perspective de varger sur un adorable (n’est-ce pas ?) panda géant suscite quelques doutes chez les policiers, l’intérêt de médias qui se foutaient un peu trop de ce qui arrivait à la jeunesse et, idéalement, l’opprobre de la population face à la répression policière.

Quant à cet objectif initial d’entrave, il faut bien avouer l’échec. Si j’ai effectivement pu bloquer l’antiémeute à deux ou trois reprises, le rendement demeure lamentable relativement au nombre de déploiements. Il est ardu de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment quand on manœuvre en costume et qu’on a très peu de visibilité. Je continue à croire qu’une chaîne de mascottes bien coordonnées pourrait être d’une certaine efficacité, mais est-ce que l’impact médiatique et le risque pour ces personnes de se placer dans une telle position de vulnérabilité en vaut la chandelle, alors qu’un black bloc bien rodé serait assurément plus sécuritaire et probablement plus efficace afin de dissuader la répression policière ? J’en doute fort.

Puis il y a eu les câlins, à l’origine uniquement envers les forces policières. Né d’un besoin assez simple d’avoir quelque chose à faire dans les temps morts, à mi-chemin entre le trollage et un très mince espoir d’en appeler à l’humanité des policiers, j’ai réussi à en donner une bonne demi-douzaine. Il est impossible d’en déterminer l’effet sauf dans un cas particulier : une policière à qui j’avais déjà donné un câlin m’a averti de l’intention du SPVM de m’arrêter le soir même, à l’occasion de la première manifestation suivant l’adoption de la loi spéciale et du règlement anti-manifestation P-6, qui, interdisant les masques, m’interdisaient.

Les câlins envers les étudiant·e·s sont venus après. Devant le rejet de mon affection de la part de policiers et policières, je simulais (je vous assure !) la tristesse et des étudiant·e·s sont venu·e·s spontanément me consoler. Très rapidement et d’une manière que je n’aurais absolument pas pu anticiper, le phénomène se répandit vitesse feu de forêt. Je crois qu’on peut affirmer sans se tromper qu’à ce moment tardif de la lutte, après toute cette répression, beaucoup de personnes avaient besoin de beaucoup de réconfort. Si les innombrables photographies commençaient à m’agresser vers la fin (en plus de m’empêcher de faire mon travail), sachez que je n’ai pas rechigné le moindre câlin offert, et pour ce que j’en sais, c’est peut-être ce que j’ai fait de plus utile.

J’ai abandonné le costume avant la fin du mois de mai alors qu’il commençait à faire trop chaud pour le porter et qu’il devenait évident que mon identité était sur le point d’être révélée dans les médias. La notoriété accumulée et le fait d’être masqué mais pas un « casseur » ont fait de moi un représentant assez idéal de la lutte légale contre le règlement P-6, une lutte que nous pouvons tout juste, enfin, déclarer victorieuse sans qualifications. J’ai porté le costume de nouveau à quelques reprises en 2013 et 2014. On se rappellera peut-être du vol de ma tête par le SPVM durant l’arrestation de masse du 5 avril 2013. Cela fit bien évidemment couler beaucoup d’encre et le SPVM parut aussi absurde qu’il l’était de fait. Des conseillers municipaux changèrent de position au sujet de P-6 à la suite de cet événement. De mon point de vue, c’est probablement le moindre mal que le SPVM ait causé à un·e militant·e depuis le début des hostilités et conséquemment la moins bonne raison de changer d’idée, mais j’imagine que c’est le résultat qui compte.

Il m’est impossible de remercier toutes les personnes qui ont rendu mon action possible : ma garde rapprochée (« écuyers et écuyères », selon le terme consacré) qui palliait mon manque de visibilité et qui a mangé quelques coups à ma place ; toutes ces personnes, commerçantes et employées qui m’ont laissé dissimuler le costume, me changer, disparaître par une porte secondaire ; toutes ces personnes qui m’ont offert de l’eau lors des longues marches, m’ont acheté un costume lorsque le SPVM l’a confisqué et donné aux deux levées de fonds qui ont financé la contestation juridique de P-6, sans parler de ces juristes qui ont accepté de travailler pour peu ou rien afin que l’injustice ne triomphe pas toujours. La solidarité spontanée de personnes pourtant étrangères durant la lutte préfigure le monde à venir.

Je crois qu’il est essentiel de cultiver des espaces d’expérimentation en parallèle et à l’intérieur des moyens de lutte plus traditionnels qui ont déjà fait leurs preuves. La grève de 2012 a été le théâtre de beaucoup d’expérimentations et je suis loin d’en être l’exemple le plus probant : pensez à cette journée de douze manifestations d’une heure chaque fonctionnant selon des modalités différentes, dont une dont le trajet était déterminé aléatoirement à chaque coin de rue (shout out au Rabbit Crew). En plus de rendre la lutte plus conviviale, sinon franchement désopilante, sortir des sentiers battus permet d’expérimenter des manières d’être autres que celles que nous offrent les régularités et les conventions qui délimitent le périmètre de liberté que nous permet la société capitaliste, à l’extérieur de l’univers quasi infini (mais si pauvre) de la consommation. J’ai toujours été contestataire à divers degrés, mais c’est en 2012 que j’ai commencé à vivre librement. Plus l’adversaire est conventionnel, par ailleurs, plus les tactiques qui perturbent le cours usuel des choses sont déstabilisantes. Et peu carburent plus à la tradition et à la hiérarchie que les membres des forces policières.

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