L’échec de Syriza n’est pas l’échec de la gauche

No 61 - oct. / nov. 2015

Grèce

L’échec de Syriza n’est pas l’échec de la gauche

Isabelle Bouchard, Yannick Delbecque

La droite néolibérale dominant politiquement l’Europe souhaite voir échouer Syriza en Grèce et prendra tous les moyens pour y arriver. Une victoire de la gauche serait un échec du néolibéralisme, ce qui est inconcevable parce qu’il n’y a pas d’alternative, comme le voulait le mantra de Margaret Thatcher : « There is no alternative » (TINA).

Dans son dernier ouvrage [1], l’anthropologue David Graeber décrit comment le néolibéralisme a mené à la mise en place d’un vaste appareil bureaucratique ayant pour but de créer et de maintenir – par tous les moyens, y compris la violence institutionnalisée nécessaire au marché – le sentiment qu’aucun autre futur n’est possible. Syriza s’est ainsi heurté à la version réglementaire et « morale » de TINA : une entente doit être respectée, la Grèce doit devenir plus responsable et être punie pour le supposé manque de responsabilité passé.

L’anthropologue américain explique aussi comment la bureaucratie nécessaire à la mise en place d’un marché mène chacun à se sentir stupide en créant des situations absurdes. L’application du dernier mémorandum accepté par le premier ministre Tsipras est absurde, car destinée à l’échec selon plusieurs négociateurs et selon le FMI qui reconnaît que la dette grecque n’est pas viable dans les conditions de l’entente. Selon plusieurs analystes, la zone euro, voire l’Union européenne, s’est révélée être un projet néolibéral, voire totalitaire, dictant aux populations ce qu’elles doivent faire et ce qu’elles doivent être. Il ne s’agit donc pas d’une union monétaire sans union politique, mais plutôt d’un outil pour faire des politiques austéritaires un projet politique unique, excluant d’office toute autre vision.

Une victoire pour la droite ?

Pendant la campagne référendaire grecque en juin et juillet derniers, l’insistance médiatique parfois carrément malhonnête à dépeindre la population en panique générale, une panique sociale qui n’existait pas, a été un instrument amplificateur du sentiment TINA. La répétition de l’idée que le sort de l’Union européenne se jouait lors de ce vote et que la situation ne pouvait que se détériorer en cas de sortie de la zone euro allait dans le même sens : mettre en place une alternative mènerait au chaos social et économique. Le premier ministre considérera finalement avoir dû se plier aux demandes et mettre en place des mesures d’austérité, sous peine d’aggraver une situation humanitaire sérieusement compromise depuis les premières interventions de la Troïka [2] en 2010. Il bafoua ainsi le résultat référendaire et fera fi du débat interne à son parti sur la pertinence d’un plan de préparation d’un « Grexit », soit la sortie de la Grèce de la zone euro.

La droite néolibérale européenne peut donner l’impression de sortir gagnante, peu importe le résultat de l’application du dernier accord. Si ce projet échoue, la faute pourra être rejetée sur le gouvernement de Syriza. S’il réussit, le mérite sera attribué au génie des politiques austéritaires. Dans tous les cas, ce sera TINA qui s’imposera.

Une défaite pour la gauche ?

Plusieurs craignent qu’un échec de Syriza en Grèce fasse perdre toute crédibilité à la gauche comme alternative politique en Europe, ce qui mènerait à la montée de l’extrême droite. L’argument a même été utilisé lors des négociations. Cette crainte semble rendre une partie de la gauche incapable de reconnaître le moindre échec ou la moindre responsabilité à Syriza : il n’y a, par exemple, aucune critique officielle issue du parti politique espagnol Podemos à l’endroit de la stratégie de Syriza. L’entente conclue entre ce dernier et la Troïka, contraire à la volonté populaire, mais pourtant acceptée par le gouvernement Tsípras, est décrite comme « une avancée » ou « une entente acceptable ». Il faut pourtant reconnaître que, malgré l’appui important de la population, Syriza a été incapable de renverser la mise en œuvre de mesures d’austérité.

Pour une partie de la gauche et une majorité de la députation syrizienne, l’Union européenne est intouchable, car elle est l’incarnation d’une solidarité européenne. De plus, elle permet de s’opposer à la droite nationaliste qui voudrait démanteler l’Europe. Plusieurs attribuent l’échec de Syriza aux défauts des institutions de l’Union et souhaitent des réformes majeures de celles-ci. Cependant, la solidarité européenne serait très désavantageuse pour l’Allemagne et la droite allemande au pouvoir s’y opposerait férocement. Ainsi, une partie de la gauche envisage maintenant le démantèlement de l’Union, mais pour créer une Europe plus solidaire, une « Europe des peuples ». Des groupes anti­autoritaires, en marge et souvent en opposition aux parlementaires, misent d’ailleurs depuis longtemps sur la création d’un mouvement militant paneuropéen. Cette tâche est ardue, car les mesures d’austérité rendent les populations européennes de moins en moins solidaires.

L’incapacité actuelle de Syriza à contrer l’austérité n’est pas l’échec de la gauche, mais un des échecs à contrer le néolibéralisme. Il permet cependant déjà de repenser l’Europe et les luttes pour un autre futur, ce qui doit être considéré comme un échec de TINA. Peut-être que Syriza implosera, peut-être saura-t-il se renouveler, mais croire que l’échec d’un programme est l’échec d’un mouvement au complet n’est qu’une manière de dire qu’il n’y a pas d’alternative.


[1David Graeber, The Utopia of rules : on technology, stupidity, and the secret joys of bureaucracy, Melville House, 2015.

[2La Troïka est constituée e la Commission européenne, de la Banque centrale européenne ainsi que du Fonds monétaire international (FMI).

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