Dossier : Quand l’art se mêle (…)

Dossier : Quand l’art se mêle de politique

Art et féminisme. Quelques tendances significatives

Ève Lamoureux

L’art contemporain est emporté, depuis les années 1990, par une troisième vague du féminisme complexe et polymorphe. Certains modes d’exploration des décennies précédentes demeurent, mais de nouvelles préoccupations s’imposent. J’insiste ici sur certains courants qui s’emparent de la question identitaire, mais l’envisagent de façon innovante.

A posteriori, plusieurs ont reproché à l’art féministe des années 1970 d’être trop « essentialiste », de postuler une identité intrinsèque de « la » femme qui, de surcroît, niait la diversité de cette catégorie de genre. Depuis les années 1980, nous assistons, du moins dans certaines conceptions féministes, à une déconstruction de cette vision, initiée entre autres par des artistes racisé·e·s. Radicalisée depuis les années 1990, elle s’exprime notamment dans la pensée queer, et plus récemment dans la parole trans, ainsi que dans une pratique artistique qui témoigne de l’intersectionnalité et de l’éclatement des identités binaires.

La réalité d’une identité kaléidoscopique, mouvante, qui se développe avec une réflexion sur les rapports de domination, intéresse aujourd’hui un grand nombre d’artistes. Nommons, à titre d’exemple, Les Fermières Obsédées, qui nous offrent, depuis de nombreuses années déjà des performances déjantées qui déconstruisent les représentations genrées.

Échapper aux catégorisations binaires

L’art queer et trans gagne en importance. Combat esthétique et politique, il s’engage dans une transformation des pratiques artistiques et du champ de l’art. Virginie Jourdain, avec son exposition L’égalité des doigts (2013), s’intéresse aux droits de la communauté LGBTQ+, à la parentalité, à la violence ressentie découlant de l’assignation de sexe et de sexualité, notamment, par l’usage très appuyé des couleurs bleu et rose. Coco Riot, dans Genderpoo (depuis 2008), invente des signes de toilette différents et souvent ambigus montrant ainsi la diversité des corps et des registres identitaires.

L’artiste trans Ianna Book, dans la performance OK Lucid (2016), clavardait en ligne sur un site de rencontre, en public, afin d’observer les réactions de ses correspondants lorsqu’elle affirmait qu’elle était trans. Des expositions collectives s’organisent aussi comme Trans Time (Paris, 2016 ; Montréal, 2014) et Témoigner pour agir (Montréal, 2017-2018). Cette dernière, créée en collaboration avec le milieu communautaire québécois – LGBTQI, travailleuses du sexe et VIH/sida –, regroupait un ensemble de problématiques rarement explorées ensemble et des œuvres d’art communautaire et issues d’artistes professionnel·le·s.

Représenter autrement la sexualité

Des artistes féministes explorent une pornographie féministe, le sadomasochisme et défendent le travail du sexe. Dans certains de ses autoportraits, Catherine Opie révèle les plaies laissées sur son corps par des pratiques sadomasos consensuelles (Self-Portrait Cutting, 1993). Émilie Jouvet est une des figures phares de ce que plusieurs appellent la post-pornographie. Son documentaire Too Much Pussy ! (2010) suit sur les routes d’Europe les représentations d’un cabaret queer, transgenre, exhibitionniste et féministe. Se joue ici une transgression des divers styles artistiques et des rôles genrés liés à la sexualité, une appropriation du plaisir et de la représentation de la sexualité, de même qu’une contestation des limites de la sexualité dite conventionnelle. Ces pratiques soulèvent débats et controverses.

S’attaquer au postcolonialisme et au racisme

Les études postcoloniales ont aussi une influence sur l’art féministe. Des artistes comme Devora Neumark (Home Beautiful – Inviting in the Ancestors, 2011) explorent les blessures individuelles et collectives causées par le colonialisme et les génocides, favorisent l’émergence d’autres récits occultés par l’histoire et ouvrent les espaces de débats nécessaires pour transformer les rapports de pouvoir toujours existants. Idem avec Kama La Mackerel (My Body is the Ocean, 2017), qui co-initie des événements comme Gender Blender et Qouleur, un festival d’artistes LGBTQ+ spécifiquement racisé·e·s et autochtones.

Ces questions sont aussi omniprésentes chez plusieurs artistes autochtones comme Rebecca Belmore (The Blanket, 2011), Nadia Myre (The Scar project, 2005-2013) et Christi Belcourt avec son magnifique projet Walking With Our Sisters (depuis 2014), une installation artistique commémorant les femmes autochtones disparues et assassinées. Notons, plus largement, les combats des artistes autochtones et racisé·e·s pour la reconnaissance de leur pratique artistique, leur inclusion dans le milieu et la représentation de la diversité dans le paysage artistique et médiatique [1].

Ces pratiques artistiques féministes conçoivent qu’une transformation des rapports sociaux de domination exige de s’attaquer non seulement aux structures sociales, mais à l’esprit, au corps, aux affects et aux sensibilités des gens.


[1Voir l’étude réalisée par Diversité artistique Montréal (DAM), Pour un processus d’équité culturelle. Rapport de la consultation sur le racisme systémique dans le milieu des arts, de la culture et des médias à Montréal, 2018.

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