Abitibi. Le coopérativisme au temps de la colonisation

No 89 - septembre 2021

Mémoire des luttes

Abitibi. Le coopérativisme au temps de la colonisation

Samuel Raymond

La lecture de la bande dessinée La Petite Russie de Francis Desharnais [1] nous fait découvrir que durant les années 1940, au Québec, ont eu lieu des expériences de colonies coopératives. L’ouvrage aborde plus précisément l’expérience du village de Guyenne.

Au cours des années 1940, la Fédération des sociétés de colonisation voit dans le système coopératif le chemin à suivre pour le développement des nouvelles colonies [2]. Déjà durant les années 1930, l’économiste et sociologue québécois Esdras Minville avait joué un rôle important dans la conceptualisation de ce modèle de colonie. C’est d’ailleurs en 1936, à Grande-Vallée en Gaspésie, qu’il chapeaute un premier projet. Le but de celui-ci est « d’assurer […] à la population de Grande-Vallée la maîtrise de son économie en procurant à chacun de ses membres un travail rémunérateur à longueur d’année [3] ». Le modèle coopératif, qu’il définit globalement comme étant « la propriété et l’exploitation collectives des entreprises [4] », est pour lui le seul modèle organisationnel local conséquent pour faire face aux défis de développement économique régional au lendemain de la crise économique de 1929 et plus tard, de la Deuxième Guerre mondiale.

Guyenne, village coopératif

En Abitibi, c’est en 1946 que la Fédération des chantiers coopératifs du nord-ouest met en place une formule de développement en coopération qui mènera, l’année suivante, à la fondation du Syndicat coopératif « Les Pionniers de Guyenne ». Ce sont 190 lots situés à 50 kilomètres au nord-ouest d’Amos sont mis à la disposition de ce syndicat. Dès le début, Guyenne se développe principalement autour de la coupe de bois, son syndicat agissant comme sous-traitant pour des compagnies forestières.

La colonisation portée par l’Église et le gouvernement vise principalement à accomplir deux objectifs, soit relancer l’économie régionale et étendre la mainmise canadienne-française sur le territoire. Notons que ces deux objectifs ignorent complètement les droits territoriaux des peuples autochtones. D’ailleurs, l’un des angles morts de la bande dessinée de Desharnais est que l’on n’y parle pas du tout de la dépossession territoriale de la nation autochtone algonquine anishinabeg qui habite la région depuis 8000 ans. À cette époque et depuis le début des années 1920, ils subissent le développement minier de l’Abitibi, caractérisé par une ruée vers l’or [5]. Certains membres de la nation anishinabeg avaient d’ailleurs contribué directement à l’identification des filons d’or de la région [6]. Il aurait été intéressant de savoir si les coopérant·e·s du village de Guyenne ont eu des échanges avec les Autochtones. Quelle était la nature de ces relations ?

Une organisation atypique

Le syndicat coopératif de Guyenne est le maître d’œuvre de tous les travaux d’aménagement du territoire : défrichement, drainage, construction des bâtiments et des routes, etc. Certains principes guident le fonctionnement quotidien :

* Le travail est mis en commun. Chaque homme (exclusivement, à cette époque) aide son voisin à défricher son terrain pour adapter le plus rapidement possible les terres aux besoins de la vie familiale et de l’agriculture.

* Les décisions sont prises par vote majoritaire, lors d’une réunion hebdomadaire appelée soirées d’étude.

* La moitié du salaire de chaque travailleur doit être versée à la coop pour contribuer au développement du village (il semblerait que ce soit d’ailleurs ce point précis qui valut le surnom de Petite Russie à Guyenne).

* Le salaire est évalué en fonction du bois coupé.

* Chaque coopérant signe un contrat spécifiant qu’il ne travaillera pas pour une entreprise privée externe.

* Chaque coopérant a un carnet du sociétaire dans lequel il note ce qu’il gagne et dépense.

* Le bois appartient au syndicat coopératif.

* Alcool et sacres sont interdits.

* L’épargne est obligatoire.

Trois piliers de Guyenne

Au début de la colonie, trois figures importantes accompagnent la vie associative. L’agronome Joseph Laliberté (arrivé en 1935), le chanoine Émile Couture et le contremaître Odilon Boutin. Il est intéressant de noter que Couture était considéré comme un marginal au sein de l’Église. Il avait d’ailleurs développé ses aptitudes d’animation sociale durant les années 1930, en Louisiane, avec des populations aux cultures diverses (comme les descendant·e·s d’esclave ou les Cajuns). Laliberté a comme mandat d’accompagner les colons de Guyenne pour faire de l’endroit un succès agricole [7]. Couture prend en charge le développement économique en opérant notamment la communication entre le gouvernement et les compagnies forestières. C’est principalement lui qui poussera pour que le défrichage des terres se réalise en équipes.

Le rôle des femmes

Les soirées d’étude de Guyenne excluent les femmes. C’est d’ailleurs pour cette raison que plusieurs d’entre elles font pression sur le syndicat coopératif pour pouvoir participer à la vie du village. En 1951, le syndicat fait une concession et permet aux femmes de créer un Cercle des fermières. Malheureusement, ce comité n’a pas de voix dans la prise de décision formelle au sein de la colonie. Ce sont en particulier Antoinette Boudrias et Yolande Desharnais qui luttent pour que les femmes soient incluses dans les prises de décisions quotidiennes. Yolande Desharnais deviendra une figure importante du féminisme et du coopérativisme en Abitibi. Ce n’est qu’en 1969 que les femmes gagnent le droit de participer aux assemblées générales.

Des défis de taille

Trois défis majeurs, à la fois économiques et politiques, planent sur le village de Guyenne :

* La terre est peu fertile, ce qui limite les possibilités économiques.

* Le contexte économique est dominé par les entreprises capitalistes extractivistes.

* Vers la fin des années 1950, le gouvernement provincial retire tranquillement son support à la coopérative et au mouvement de colonisation.

Malgré les difficultés, au fil des décennies, Guyenne se dote de nouvelles coopératives : un magasin général coopératif, une coop d’habitation (en 1985), les Serres coopératives, une coop forestière et une Caisse populaire Desjardins [8].

Les années 1990 amènent leur lot de difficultés, notamment à cause du conflit du bois d’œuvre avec les États-Unis, qui entraîne la fermeture de coopératives à Guyenne. Le village survivra notamment grâce à l’existence du syndicat coopératif, désormais appelé Coopérative de travail de Guyenne.

L’un des constats les plus intéressants, quand on se penche sur l’expérience de Guyenne, est que l’apprentissage de la vie associative et démocratique s’est déroulé dans un contexte particulièrement précaire. Il fallait non seulement défricher la terre et couper du bois pour générer des revenus, mais aussi participer à la vie associative du village. Il en allait de la survie de ses habitant·e·s. Cela n’est pas sans rappeler ces nombreuses situations où les gens choisissent le modèle coopératif pour survivre : pensons, par exemple, aux mouvements des entreprises récupérées qui ont émergé au début des années 2000 en Argentine en réponse à une crise économique. À Guyenne, il s’agissait d’apprendre en faisant, en alliant pragmatisme coopératif et gestion des risques face à l’inconnu.

On peut toutefois tirer une leçon du cas de Guyenne en soulignant l’existence d’exclu·e·s – dans ce cas-ci, les femmes francophones et les communautés autochtones. Pour concrétiser de futures organisations résolument « coopératives », il nous faudra porter une grande attention aux rapports de pouvoir.


[1Montréal, Pow Pow, 2018.

[2Coop de Travail de Guyenne, « La petite histoire de la coopérative ». En ligne : cooptravailguyenne.qc.ca/Historique.htm

[3Mario Mimeault, « La colonisation agro-forestière de Grande-Vallée ». Disponible en ligne.

[4Ruth Paradis, « La pensée coopérative de Esdras Minville de 1924 à 1943 », L’Action nationale, vol. 69, n°7, 1980, pp. 518-526.

[5Normand Paquin, « Histoire de l’Abitibi-Témascamingue ». Disponible en ligne.

[6Voir par exemple Conseil tribal de la nation algonquine anishinabeg, « Gabriel Commanda ». Disponible en ligne.

[7Ferrisson, « La promesse de Guyenne ». Disponible en ligne.

[8Fédération des coopératives d’habitation intermunicipale du Montréal Métropolitain, « Historique du mouvement coopératif en habitation ». Disponible en ligne.

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