Dossier : L’indépendance - Laquelle

L’indépendance - Laquelle ? Pour qui ?

Le souverainisme néolibéral et nationaliste. Les raisons de s’en séparer

Eve Martin Jalbert

Le souverainisme ne va pas bien. La portée du projet se réduit, les discussions sur le monde que la souveraineté pourrait permettre de construire sont remises à plus tard, soumises à l’impératif de gagner d’abord un prochain référendum. La vision du monde, néolibérale, de ses représentant·es officiel·les contribue à approfondir le divorce avec les personnes qui sont portées par une solidarité politique à l’égard des opprimé·es et par un point de vue critique de la mondialisation. L’indépendance peut-elle redevenir un projet progressiste menant à plus de liberté, d’égalité et de justice ? Peut-elle concerner plus spécifiquement les couches populaires et défavorisées ? La possibilité d’une réponse positive à ces questions réside dans la capacité d’invention qu’auront ceux et celles qui prennent leurs distances avec le nationalisme et qui refusent de secondariser les luttes pour l’égalité et la justice sociale.

L’éclipse du principe d’émancipation et ses effets

Le souverainisme officiel s’est éloigné de nombreux·ses militant·es de gauche en cessant de concevoir l’indépendance comme un projet d’émancipation mettant fin aux dominations et aux exploitations. Cette disparition a des effets qui sont autant de raisons de critiquer le souverainisme. Un premier aspect concerne l’abandon progressif de l’idée de « projet de transformation de la société » au profit des seuls paradigmes constitutionnel et national. Cet effacement, sous un prétexte stratégique (rallier les gens de toute allégeance idéologique), implique de renoncer à plusieurs objectifs d’ordre social, si bien qu’on ne sait plus très bien quelles incidences aurait la souveraineté sur la vie des gens, quelles inégalités elle ferait éventuellement disparaître. Il en ressort un souverainisme du statu quo social, ne remettant plus en cause ce qu’on identifiait jadis comme les sources de l’assujettissement collectif, tel l’enchevêtrement des institutions étatiques canadiennes et des intérêts de la bourgeoisie capitaliste majoritairement étrangère.

Du reste, cette prétendue neutralité idéologique ne saurait faire oublier la vision du monde qu’avalise implicitement le souverainisme, c’est-à-dire la soumission à l’ordre mondial, aux « nécessités » économiques, à la division internationale du travail, aux puissances de l’argent et aux organisations agissant dans le but de faire respecter les « lois » de l’économie. Le système économique mondial, responsable de multiples inégalités et formes d’exploitation à travers le monde, n’est jamais remis en cause par le Parti québécois, pour qui l’accession à la souveraineté signifierait notamment le consentement enthousiaste aux institutions supranationales comme l’OMC et aux traités comme l’ALÉNA (dont il est un fervent défenseur), alors que la ratification de tels traités économiques et la participation à ce type d’institutions pourraient être soumises à la discussion et à la consultation populaires. Le souverainisme-ni-à-gauche-ni-à-droite est en ce sens fallacieux quand il laisse croire que les institutions en place et l’État actuel ne sont pas actuellement des instruments au service de ceux qui détiennent le pouvoir économique.

Cette pensée néolibérale n’est pas sans rapport avec l’amenuisement du principe de souveraineté populaire, remplacé par la « souveraineté du Québec » conçue comme « le renforcement des pouvoirs du gouvernement québécois ». Cet amenuisement implique un changement majeur dans la manière d’envisager le rapport entre le pouvoir et la collectivité. Un indépendantisme plus audacieux pourrait revenir à une conception radicale de l’indépendance ou de l’autonomie comme capacité à avoir prise sur ce qu’un sujet, individuel ou collectif, identifie comme sa réalité.

Cette autonomie radicale, qui exige non pas de surveiller le pouvoir mais de l’exercer, est actuellement hors-jeu, supplantée par un accès inégalitaire aux décisions sur le monde commun qui réserve l’exercice de la souveraineté à une classe dite politique devant ensuite recevoir ou non la confiance de l’électorat. Dans cette optique, le projet de pays semble moins une entreprise d’appropriation collective des pouvoirs et des institutions qu’une reconduction du déficit démocratique des États actuels et de la confiscation du pouvoir décisionnel. Qui plus est, dans la mesure où le consentement à l’ordre capitaliste implique de contraindre certains pouvoirs publics, le souverainisme apparaît, au PQ notamment, comme devant s’inscrire dans un cadre où la marge de manœuvre des institutions communes et notre capacité collective d’intervenir sur notre monde sont de plus en plus limitées par des pouvoirs économiques et financiers auxquels les politicien·nes acceptent de se soumettre.

Une indépendance radicale pourrait être un moyen de réactualiser le principe d’indépendance économique sans laquelle la souveraineté politique s’affaiblit sinon se perd, de resoumettre l’économique au politique et de redonner à la collectivité le moyen d’agir sur tous les plans de son expérience – à condition que ce principe d’autonomie entraîne l’invention de mécanismes institutionnalisant la délibération populaire, les initiatives de base et l’accès aux centres de décision.

Enfin, la disparition de l’idée d’émancipation s’accompagne de l’aigrissement récent du nationalisme, alimenté par un discours de suspicion à l’égard de ceux et celles qu’on identifie comme de potentiels ennemis intérieurs menaçant ou niant « nos valeurs », « notre désir d’existence » et « notre projet ».

C’est ce qui s’est manifesté lors de la « crise » des accommodements raisonnables, qui a mené au projet de constitution québécoise pensée non pas tel un acte fondateur d’une société nouvelle plus juste, mais à la manière d’un « code de vie » national visant à sauvegarder un mode d’être collectif censé incarner des valeurs qui ne sont nullement spécifiques à la société québécoise. Ce débat a fait apparaître que l’aspiration souverainiste visait presque exclusivement à protéger ce qui est (culture, langue, spécificité, etc.) et plus vraiment à faire advenir ce qui n’est pas et qui peine à advenir dans le cadre actuel. Il a montré plus généralement que cet effort de protection pouvait très bien se passer de l’indépendance, être franchement conservateur et xénophobe.

Le ressentiment anti-immigrant semble s’être développé chez ceux et celles qui expliquent l’échec de l’option souverainiste par le « vote ethnique », l’« immigration massive » et la difficulté d’intégration qu’elle est censée entraîner. Ce nationalisme aigri rend aveugle à certaines injustices que subissent par ailleurs nos concitoyen·nes et à certaines réalités sociales qu’analysait jadis, par exemple, le couple de travailleurs·ses d’origine grecque dans le film de Denis Arcand, Le confort et l’indifférence : « Tous les capitalistes disent de voter NON. […] Tous les capitalistes de la communauté grecque votent NON […]. Je suis ouvrier et je veux supporter les ouvriers québécois. Si les ouvriers québécois gagnent du pouvoir, moi aussi je gagne du pouvoir. Voilà une autre raison de voter OUI. »

Les divisions sociales à l’intérieur des communautés culturelles (comme à l’intérieur même de la société québécoise), le pouvoir idéologique qu’y détiennent les mieux nanti·es, les mécanismes par lesquels ils diffusent leurs consignes politiques et la conscience d’appartenir à une classe de dépossédé·es sont autant de dimensions écartées dans le discours des nationalistes qui, avec Pierre Falardeau, consentent à voir dans les immigrant·es des « frères » uniquement « s’ils veulent se battre avec moi » – pour ce qui est de se battre avec elles et eux, il en est peu question…

Rêvons un peu

Les raisons que nous avons de critiquer le souverainisme néolibéral et nationaliste ne sont pas, à notre avis, des raisons de soutenir le statu quo canadien qui n’est pas plus favorable aux couches populaires que ne le serait un Québec indépendant – d’autant que l’abandon d’un rêve, tout altéré qu’il soit, a toujours quelque chose de morose s’il ne contribue à ouvrir un nouveau champ d’action.

Il semble encore dans l’intérêt du plus grand nombre de réunir tous les pouvoirs et toutes les ressources financières nécessaires à l’élaboration d’une politique globale cohérente et de rapprocher de la collectivité des pouvoirs tenus au loin. Du reste, les démarches menant à l’indépendance peuvent s’avérer un moment à saisir pour opérer une véritable refondation de l’organisation politique du monde commun dans une démarche d’appropriation collective des pouvoirs et des institutions politiques, économiques et culturelles. Les plus audacieux pourraient travailler à réinventer un nouvel indépendantisme non nationaliste, solidaire, anticapitaliste, anti-impérialiste et internationaliste visant, par exemple, l’instauration d’une république progressiste sur le plan social et, en matière d’immigration, ouverte à l’auto-émancipation des Premiers Peuples et excluant toute forme de discrimination.

En préférant le référent social au référent national, cet indépendantisme inverserait le rapport majorité / minorité de manière à opposer la majorité des non-possédant·es (incluant immigrant·es et Premiers Peuples) à une minorité aisée de grands propriétaires (incluant la grande bourgeoisie francophone). C’est ainsi que peut-être l’indépendance pourrait redevenir un horizon où un autre monde serait possible. C’est là rêver, bien sûr, mais les rêves ont la puissance que nous voulons bien leur donner.

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