Mini-dossier - La philanthropie (…)

Mini-dossier - La philanthropie : une fausse solution pour le communautaire

Charité bien ordonnée commence par « la science » !

Michel Parazelli

Si la nouvelle philanthropie emprunte la logique entrepreneuriale exigeant un rendement optimal sur ses investissements, la légitimité de ses pratiques s’appuie sur un certain usage des connaissances scientifiques pouvant l’autoriser à préconiser certaines pratiques et à en justifier le financement.

Pour le Québec, pensons ici à Centraide ou à la Fondation Lucie et André Chagnon, pour ne nommer que les fondations les plus importantes en regard de leur influence sur les réseaux public et communautaire.

Exigence de « données probantes »

Pour légitimer le bien-fondé de leurs champs d’action, les bonnes valeurs morales ne suffisent plus aux fondations privées. Il devient de plus en plus nécessaire de « prouver » à l’aide de recherches scientifiques dites fondées sur des données probantes, que l’orientation des pratiques faisant l’objet de leur financement est juste, quant à l’optimisation de l’impact social visé. Pas « juste » dans le sens de la justice sociale, mais dans le sens d’une vérité, d’une preuve de performance et de rentabilité. Cette exigence est bien énoncée sur le site Web de la Fondation McConnell : « Nous finançons des organismes communautaires qui ont besoin d’un soutien additionnel pour amener une innovation prouvée ou prometteuse au-delà du stade initial [1] ». L’injonction à développer les « meilleures pratiques » ou des « innovations sociales » découle de cette double considération économique et scientifique. C’est d’ailleurs ce qui pose problème sur le plan démocratique pour les organismes communautaires, qui ont pour mission d’orienter leurs actions en fonction des besoins exprimés collectivement par les familles et les jeunes, et non par les expert·e·s.

C’est surtout dans le domaine de la prévention en petite enfance que s’illustre le mieux cette nouvelle philanthropie d’expert·e·s, la petite enfance étant devenue le champ politique où combattre les inégalités et la pauvreté. « Savoir c’est pouvoir », dit le slogan de l’Observatoire des tout-petits financé par la Fondation Chagnon. Les connaissances entourant le développement de l’enfant doivent donner les moyens de prédire les problèmes d’adaptation et les troubles d’apprentissage chez les enfants dès la naissance, afin de les prévenir à la source, et ce, au nom de l’idéologie de l’égalité des chances. D’autant plus que selon certains économistes néolibéraux, la justesse de ce type d’approche doit engendrer des économies à long terme sur les coûts de services qui pourront être évités par les interventions précoces.

Comportementalisme et optimisation

Seront alors privilégiées des approches « comportementalistes » permettant de repérer les facteurs de risque et les déterminants environnementaux, à l’image de la médecine et de la santé publique. Soulignons que le comportementalisme, aussi appelé béhaviorisme, est un courant de la psychologie né au début du XXe siècle visant à étudier les causes observables des comportements humains à partir d’expériences pratiquées sur des animaux. La principale critique faite à l’endroit de ce courant, qui s’est diversifié depuis ses origines (on parle aussi aujourd’hui d’« écologie du comportement » ou encore de « neuroéducation »), est de relayer au second plan le rôle joué par le langage humain, en traitant de façon simpliste les processus psychiques. Pourquoi ? Parce que ce courant psychologique met dans l’ombre l’inconscient et les fondements irrationnels de la vie humaine, ainsi que l’imaginaire, les désirs, les aspirations, la normativité sociale, les intentions, les rapports symboliques dont l’autorité ou l’idéologie, bref les significations (abstraites) des conduites qui peuvent les orienter sinon les définir. Au contraire, le comportementalisme se centre sur les conséquences immédiatement visibles des conduites. Établissant des liens entre l’économie néolibérale et le béhaviorisme, le philosophe Paul Mengal s’interroge sur le fait que, pour ce dernier « les comportements ne doivent pas être régis par les règles mais par les conséquences bénéfiques [apportées] à ceux qui seront conformes aux exigences de rationalité. L’activité de consommation ne serait-elle pas cette méthode de conditionnement opérant fondée sur le renforcement positif [2] » ?

Ainsi, la prévention comportementaliste ne vise pas seulement le conditionnement de compétences parentales, mais repose aussi sur des promesses d’avantages en échange d’une soumission volontaire aux prescriptions des experts. C’est pourquoi la prévention précoce promue par certaines fondations québécoises ne vise pas seulement le développement « normal » de l’enfant, mais son optimisation. On ajoute une composante de récompense économique, comme si elle était parfaitement nécessaire à l’accomplissement réussie d’une bonne parentalité.

Prévention prévenante

En opposition à cette approche, plusieurs acteur·trice·s autant en Europe qu’au Québec, dont certains organismes communautaires, font plutôt référence à la « prévention prévenante » plutôt qu’à une prévention prédictive prétendant avoir les preuves de sa vérité. Il s’agit alors moins d’empêcher que quelque chose d’indésirable n’advienne ou d’assurer des bénéfices prédéterminés que de créer des contextes de socialisation visant à offrir des alternatives ou des situations nouvelles pouvant aider les enfants, les jeunes et leurs parents. Autrement dit, enrichir la diversité de leurs expériences sociales en considérant leurs propres aspirations identitaires. Plutôt que d’évaluation comportementale et de risque à prévenir, on parle alors plus de rencontres intersubjectives ainsi que de potentiel de socialisation à faire émerger et à soutenir, selon une normativité négociée et non à optimiser. De plus, la prévention prévenante ne réduit pas son regard aux seuls comportements observables et calculables, mais instaure des relations investies de sens par les personnes concernées en s’attardant aux contextes singuliers pour chaque enfant et aux interprétations de ce contexte par les membres de la famille.

Scientisme et positivisme

Bref, le savoir mobilisé par les fondations philanthropiques privées ne correspond pas à n’importe quel savoir. Celui-ci correspond à un certain usage autoritaire de la recherche, qui peut briser les oppositions en rendant caducs, au nom de la science, les débats entourant l’éducation des enfants et leur avenir. La neurobiologie, l’écologie comportementale ou l’éthologie (théorie de l’attachement) sont alors mobilisées, car elles peuvent être associées aux sciences de la nature pouvant produire des vérités objectives, des lois du développement ou des solutions universelles à des problèmes sociaux. Si ces approches scientifiques ne posent pas de problèmes de fond lorsqu’elles s’appliquent à des objets biologiques ou naturels, leur usage dans le champ social réduit ce dernier à une chose en niant ses fondements symboliques. On parle alors d’un usage autoritaire de la science qui s’appelle le « scientisme » et qui se différencie nettement de la démarche scientifique classique en sciences humaines consistant à présenter les résultats de recherche comme des avancées certes, mais surtout comme menant à d’autres hypothèses étant donné la complexité des phénomènes sociaux.

Plus souvent qu’autrement, cet usage scientiste sous-tend un mode de production des connaissances scientifiques que l’on désigne comme « positiviste ». Le positivisme est une approche spécifique de la démarche scientifique qui s’affiche indûment comme LA SCIENCE et pour laquelle la connaissance dite objective ne s’acquerrait que par l’observation de la réalité concrète. Les significations que les enfants, les jeunes et leurs parents accordent à leurs propres comportements ne seraient que des fantaisies subjectives ne méritant pas d’être considérées.

Intérêts néolibéraux ou débat démocratique

On comprendra alors qu’il y a convergence d’intérêts entre les économistes néolibéraux et les experts comportementalistes : la recherche et la prévention n’existent plus en phase avec les désirs des parents et des enfants, mais bien pour répondre à la demande d’optimisation des capacités et des compétences des futurs consommateurs-travailleurs, dans un contexte néolibéral de concurrence internationale et de libre marché de moins en moins régulé démocratiquement. Ce contexte demande des individus capables d’accepter de s’adapter rapidement à des environnements changeants, donc marqués par de constants ajustements cognitifs consentis. Cela exige que soient mises en place les conditions psychosociales d’un dressage bienveillant, inscrit dans un rapport d’autorité [3].

Ainsi, le regard positiviste dit fondé sur des données probantes permet au vice-président au développement social de Centraide du Grand Montréal de justifier les dons pour favoriser la persévérance scolaire en affirmant sur le site web de la fondation que : « Dans les faits, un jeune décrocheur gagnera moins au cours de sa vie, sera plus souvent sans emploi, aura une moins bonne qualité de vie et vivra moins vieux [4] ». C’est comme si ici tous les jeunes qui adoptent ce comportement de « décrocheur » étaient soumis aux mêmes déterminismes, sans égard pour la singularité subjective de leur situation sociale et de leurs aspirations personnelles. Ajoutons que le chercheur québécois Richard Tremblay, dont les travaux de recherche sur la prévention précoce guidaient jusqu’à récemment la Fondation Chagnon, considérait les problèmes psychosociaux découlant des inégalités sociales ou les effets de la pauvreté comme étant des « maladies du cerveau [5] » et non des enjeux sociopolitiques pouvant faire l’objet de débats démocratiques. Mais pour qu’un débat démocratique soit possible il importe de ne pas en clore l’issue avant même d’avoir rencontré l’autre. Il devient beaucoup plus nécessaire de revaloriser l’ouverture au regard de l’autre, l’expérimentation sociale, la réflexivité critique et la solidarité sociale pour contribuer à produire des données toutes aussi scientifiques, mais fondées sur des sujets qui parlent et qui désirent.


[1Fondation McConnell, « Social Innovation Fund ». En ligne : https://mcconnellfoundation.ca/social-innovation-fund/

[2« Néolibéralisme et psychologie behavioriste », Raisons politiques, vol. 1, no 25, 2007, p. 28.

[3Pour en savoir plus : Michel Parazelli et Isabelle Ruelland, Autorité et gestion de l’intervention sociale. Entre servitude et actepouvoir, Québec/Genève, PUQ /Éditions IES, 2017, 160 p.

[4Mario Régis, « La rentrée scolaire ». En ligne : www.centraide-mtl.org/fr/les-sujets-de-lheure/la-rentree-scolaire/

[5Marie-Pierre Jaury, « L’enfance sous contrôle », Documentaire ARTE, France, Point du jour, 52 min.

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