Israël reloge ses Bédouins

No 24 - avril / mai 2008

Citoyens de seconde zone

Israël reloge ses Bédouins

par Pierre Stambul

Pierre Stambul

Compliquée, la guerre du Proche-Orient ? Pierre Stambul en revient et raconte : il y a 5 millions d’Israéliens et 5 millions de Palestiniens entre Méditerranée et Jourdain. Les premiers jouissent de plus de 90 % de l’espace et les autres survivent dans des réserves. Visite chez les Bédouins du Néguev [1].

J’ai commencé mon dernier voyage en Palestine chez les Bédouins du Naqab (Néguev en hébreu). Ils vivent depuis des siècles dans ce désert qui s’étend de la Cisjordanie et Gaza jusqu’à la mer Rouge. Dès 1950, le gouvernement israélien les a chassés de la quasi-totalité des zones où ils menaient leur vie de nomades, pour les regrouper au nord, dans le triangle Beersheba-Arad-Dimona. Dans la foulée, les Israéliens se sont emparés de presque tout le Néguev, où ils ont implanté des kibboutz et des villes nouvelles (essentiellement peuplées de pauvres, c’est-à-dire de Juifs venus du monde arabe). La sédentarisation des Bédouins dans des immeubles ayant échoué, l’État a eu l’idée géniale de créer une entité hybride : le « village planifié ».

Il y a aujourd’hui 180 000 Bédouins dans le Néguev. Un tiers d’entre eux vivent dans un des sept villages planifiés. Les autres habitent des villages ou des hameaux « non reconnus ».
Nous avons séjourné dans un village planifié, entre Beersheba et la Cisjordanie. Laqya a le goût et la texture d’un village, mais… c’est autre chose. La maison de notre hôte, un des animateurs du Conseil régional des villages non reconnus [2] a été déclarée illégale.

Les Bédouins forment 28 % de la population de la province de Beersheba, mais occupent moins de 1 % de la superficie. Leurs terres ont été systématiquement confisquées sous divers prétextes. On compte 45 villages non reconnus, comptant de 500 à 5 000 habitants. Non reconnu, cela implique pas d’eau, pas d’électricité, pas de route, pas d’école, pas de ramassage des poubelles. Interdiction formelle de construire en dur : ces villages sont des bidonvilles. Souvent les Bédouins dissimulent des blocs de ciment sous la tôle ondulée pour aménager des espaces de vie plus solides. L’an dernier, les autorités ont démoli 270 maisons « illégales » dans ces villages.

« L’État d’Israël ne reconnaît aucun droit de propriété des Arabes du Néguev sur leurs terres ancestrales, alors qu’à l’époque du mandat, les Britanniques reconnaissaient le droit coutumier. On exige aujourd’hui de nous des actes de propriété qui n’ont jamais existé. » Celui qui parle est un vieux Bédouin qui nous reçoit en grande pompe, avec d’énormes plateaux de fruits, sous la tôle. C’est un spécialiste de renommée mondiale de l’élevage du dromadaire. Il est citoyen israélien et, à ce titre, a participé à plusieurs congrès internationaux au Kénya, au Kazakhstan… Il habite une cabane au milieu d’une casse automobile transformée en pigeonnier.

Il y a 50 ans, à Ramat Huvav, au sud de Beersheba, les autorités ont dit aux Bédouins qu’on avait temporairement besoin de leurs zones de pâtures. Ils n’ont plus jamais été autorisés à revenir. Leur village non reconnu est encerclé. D’un côté la centrale électrique de Beersheba, hyperbruyante : les Bédouins n’ont pas l’électricité, mais ils sont obligés de dormir avec des boules dans les oreilles. De l’autre une mine et une usine très polluantes, à l’origine de nombreuses maladies.

Les Bédouins ont la nationalité israélienne. Ils ont le droit de manifester, mais se sentent isolés. Le gouvernement a nommé une commission de « spécialistes » à sa botte, qui constate systématiquement que la loi est violée par les protestataires. « Notre conseil des villages non reconnus intente des procès, propose des plans de développement alternatifs, pour une solution juste », explique un de nos hôtes. « En vain : en face de nous, il n’y a que répression. Les habitants de nos villages sont fichés et considérés comme des squatters. »
Il paraît qu’Israël est un État démocratique. Démocratie pour les Juifs, et encore… La répression frappe de plus en plus durement les militants anticolonialistes (refuzniks, manifestants contre le Mur…). Mais quand on est « Arabe [3] », on n’est plus rien. « Ils me disent que je viole la loi », tempête le vieux chamelier. « Quelle loi ? Nous avons toujours vécu ici. »

La notion d’État juif est un cauchemar : une disposition raciste qui transforme les non-Juifs israéliens en sous-citoyens. Et les Juifs vivant hors d’Israël ont un choix très réduit : se faire complice de cet apartheid instauré en leur nom ou être un « traître ayant la haine de soi ». J’ai choisi le deuxième terme de l’alternative, sans la haine.

CQFD (mensuel)


[1Cet article a d’abord paru en France dans le journal mensuel CQFD, No 53, février 2008, page 4. Le journal a pignon sur Internet : www.cequilfautdetruire.org.

[2Ce conseil a été fondé en 1997. Chaque village y envoie ses représentants.

[3« Arabe » entre guillemets, parce que les appellations abondent :Palestiniens d’Israël, Arabes israéliens, Palestiniens de 48… Les Bédouins disent : « Nous ne sommes pas assez arabes pour les Arabes, pas assez palestiniens pour les Palestiniens, pas assez israéliens pour les Israéliens… » Dans les 5 millions de Palestiniens, on inclut les Bédouins, les Druzes, les Chrétiens, et ils ont des statuts différents (Palestiniens d’Israël, de Jérusalem, des zones A, B ou C…).

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