De la démocratie athénienne à la démocratie représentative et pluraliste

30 avril 2016

De la démocratie athénienne à la démocratie représentative et pluraliste

Intervention à l’émission Simplement humain

Yvan Perrier

Voici le texte de mon intervention sur la notion de démocratie à l’émission Simplement humain (CIBL 101,5 FM) le 20 avril dernier.

Marie-Josée Paquette-Comeau : Nous voici donc en présence de notre spécialiste en science politique. Yvan Perrier va nous parler des différences qui existent entre la démocratie athénienne et la démocratie représentative et pluraliste telle qu’elle se pratique aujourd’hui dans les pays occidentaux…

Oui c’est bien cela, la « démocratie » que nous pratiquons aujourd’hui en Occident n’a plus tellement de point en commun avec la démocratie athénienne. Pour y voir clair, commençons, si vous le voulez bien, par définir certains termes. Le mot démocratie correspond à un régime politique dans lequel le peuple est réputé détenir le pouvoir. Aristote nous indique qu’il existe trois grands types de régimes politiques : la monarchie (le pouvoir d’un seul) ; l’oligarchie (le pouvoir confiné dans les mains d’une infime minorité) et la démocratie (le pouvoir exercé par le plus grand nombre).

La première démocratie connue a été fondée par Solon à Athènes au VIe siècle avant Jésus-Christ. La démocratie athénienne avait comme assise principale, l’assemblée générale des citoyens. Des citoyens de sexe masculin exclusivement, faut-il préciser. Les femmes, les esclaves et les métèques n’avaient pas le statut de citoyen. Ici je me permets un immense saut dans le temps. Au XIXième siècle, Abraham Lincoln définira la démocratie de la manière suivante : « Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Une question se pose ici : le peuple est-il réellement le détenteur du pouvoir dans les pays occidentaux, au Canada et au Québec ?

Et vous y répondez comment à ces questions ?

J’y réponds de la manière suivante : non et non. Dans les pays occidentaux, comme au Canada et au Québec, ce n’est pas le peuple qui détient le pouvoir. Nous sommes plutôt dans une « oligarchie élective ».

Une quoi ?

Une « oligarchie élective » veut dire que dans notre régime politique, ce n’est pas le peuple qui gouverne, c’est plutôt un tout petit nombre, suite à une élection, qui exerce le pouvoir au nom du plus grand nombre. Notre mode de scrutin sert à choisir les représentantEs du peuple qui vont gouverner, ou si vous préférez, qui vont exercer le pouvoir de décider au nom de la majorité. La démocratie qui procède par la voie électorale pour choisir les représentantEs du peuple correspond à une « démocratie représentative ». L’élection est un moyen par lequel les personnes élues se voient investies d’une fonction : celle de décider pour la nation entière. Les députéEs ne sont pas les représentantEs de la population de leur circonscription électorale. Ils sont plutôt celles et ceux qui décident pour la nation entière. Nous ne vivons pas au sein d’une démocratie gouvernée. Nous nous retrouvons au sein d’une démocratie gouvernante.

Quelle différence existe-t-il entre la « démocratie gouvernée » et la « démocratie gouvernante » ?

Comme nous l’avons vu plutôt, dans la Grèce antique, la démocratie qui se pratiquait correspondait à une démocratie gouvernée. Les citoyens exerçaient le pouvoir de manière souveraine. L’assemblée des citoyens était pleinement souveraine. Les gouvernants procédaient de cette assemblée des citoyens.

Aujourd’hui, la manière dont le peuple est consulté, via un suffrage, fait en sorte qu’il perd complètement et totalement sa faculté de décider. Il la remet entre les mains de personnes qui vont se prétendre l’incarnation et l’interprète de la volonté générale des citoyens. Ces personnes vont même prendre, à l’occasion, des décisions qui vont à l’encontre des revendications du peuple. Le peuple, dans une démocratie gouvernante, est réduit à un simple support du pouvoir politique. C’est lui qui désigne ses représentantEs au parlement. Une fois éluEs, les membres de la classe politique vont adopter des lois sans tenir compte qu’elles soient souhaitées ou non par le peuple. Certains députés vont même prétendre que les lois qui sont adoptées correspondent à la « volonté du peuple ». Il y a beaucoup d’hypocrisie dans les régimes politiques de démocratie représentative.

Êtes-vous en train de nous suggérer que la démocratie n’a pas réellement fait de progrès au XXième siècle ?

Le XXième siècle a été un siècle de grands tumultes sur la scène politique et économique. Il y a eu les deux grands conflits mondiaux, plusieurs crises économiques, l’arrivée de partis politiques autoritaires (le fascisme et le nazisme dans certains pays européens) et certaines révolutions prolétariennes (pensons ici à la Russie et aux pays d’Europe de l’est). Mais, au sein des pays industrialisés de l’Europe de l’Ouest, de l’Amérique du nord et du Japon, la vie politique va connaitre, dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, de grandes mutations. Nous allons assister à l’émergence d’une démocratie qu’on peut qualifier de pluraliste et de représentative. Les pays occidentaux vont entrer dans l’ère de la politique-spectacle. La vie politique va se professionnaliser. Les partis politiques vont traiter l’électorat comme une clientèle à séduire. La joute politique que se livrent les partis politiques se déroule dans la logique de l’alternance gouvernementale, sans véritable alternative politique. Les citoyennes et les citoyens constatent qu’entre les grands partis politiques traditionnels, c’est « bonnet blanc, blanc bonnet ». Ceci va avoir pour effet de contribuer grandement à développer le cynisme et l’indifférence d’une frange importante de la population envers les affaires publiques. Certes, le droit de vote, dans les démocraties occidentales, est aujourd’hui universel. Mais, pour ce qui est de l’exercice du pouvoir, la vaste majorité n’a pas voie au chapitre.

Bref, à travers le temps le peuple a cessé d’être le souverain, c’est ce que vous suggérez ?

En effet, le modèle de la démocratie représentative et pluraliste qui prend forme et se répand dans les pays développés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, s’accompagne d’une universalisation du droit de vote et de la transformation des partis politiques en organisations permanentes au sein desquelles nous retrouvons principalement des professionnels de la politique. Ces deux phénomènes ont pour effet de brouiller les cartes de la représentation politique. Plus la politique se massifie et moins le peuple est souverain. Certains auteurs (Robert Michels et Moisei Ostrogorski) ont conclu à l’impossibilité pratique d’un gouvernement par le peuple. Au mieux, le peuple peut choisir, via une élection, des représentants appelés à gouverner en son nom.

La professionnalisation de la vie politique et parlementaire entraîne la disparition, dans le processus démocratique, de celles et ceux qui comprennent le moins la vie politique. Ceci permet aux dirigeantEs du gouvernement et des partis politiques de diriger avec le moins d’entraves possibles. Le rôle du peuple se limite strictement à voter et non pas à être partie prenante du processus décisionnel.

La démocratie pluraliste et représentative correspond à une procédure : une méthode de sélection du personnel spécialisé dans l’art du gouvernement. La scène politique, lors d’une élection, prend la forme d’un marché dominé par les grands partis politiques en compétition pour obtenir le plus grand nombre de voix. À l’ère de la démocratie représentative pluraliste, les partis politiques traditionnels sont à la recherche des votes de la majorité silencieuse. Pour obtenir des voix, ils font des promesses mirobolantes qu’ils savent qu’ils ne pourront tenir. En politique comme dans le monde de la publicité, c’est le règne du look, du paraître et de la séduction qui l’emporte. Voilà pourquoi j’avance que la vie politique, dans ce que nous appelons les démocraties occidentales, s’est métamorphosée, à travers le temps, en politique-spectacle. Cette politique fonctionne au simulacre, à l’illusion et aux gros mensonges.

Vous concluez donc à l’inexistence de la démocratie ?

Puisque nous ne vivons pas en démocratie mais bien plutôt dans une « oligarchie élective », est-il parfaitement légitime de se demander si la démocratie existe quelque part en ce bas monde ? Je réponds positivement à cette question. La démocratie, en tant que pratique dans un processus décisionnel, oui cela existe. Nous pouvons l’observer dans ces associations de proximité. Il y a des groupes au sein desquels les décisions se prennent démocratiquement. Il est, par contre, nettement exagéré de qualifier de « démocratie » le processus qui vise à élire les membres du parlement parmi lesquels sera choisie l’oligarchie élective.

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