Retour sur la grève des juristes de l’État

No 70 - été 2017

Chronique travail

Retour sur la grève des juristes de l’État

Un silence inquiétant

Léa Fontaine, Martin Gallié

Mine de rien, la loi spéciale « assurant la continuité de la prestation des services juridiques au sein du gouvernement » adoptée le 28 février 2017 a mis un terme à la plus longue grève de l’histoire de la fonction publique du Canada. Une grève qui a duré quatre mois, au cours desquels les propositions patronales ont été massivement rejetées (parfois à hauteur de 97%) et le fonds de grève épuisé.

Dans un silence inquiétant, 1200 juristes de l’État (dont 67% sont des femmes) – qui ont pour fonction de défendre l’intérêt public, les services publics et la « propriété sociale » québécoise – ont été sommés de reprendre le travail, sous peine d’amendes fortement dissuasives.

Par exemple, le mandat des juristes de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) inclut la défense des travailleurs·euses au salaire minimum en cas de salaires impayés, ou encore celle des travailleurs·euses harcelés psychologiquement. Les juristes de Revenu Québec, quant à eux, protègent les fonds publics contre la fraude fiscale. Bref, les juristes de l’État sont en principe des garants du « bien public » ; en d’autres mots, ce sont des gardien·ne·s des services publics et des droits d’ordre public, dont le droit du travail.

Comment alors comprendre cette indifférence, notamment syndicale, vis-à-vis de leur grève et de son issue ?

Les paramètres de la solidarité

De rares éditorialistes nous ont expliqué qu’avec la sécurité de l’emploi et des salaires à 100000$ par an, ces avocat·e·s et ces notaires n’ont pas vraiment motif de se plaindre. Certes, quand la précarité est le lot quotidien de la majorité des salarié·e·s, que le revenu médian au Québec atteint péniblement 40000$, que des centaines de milliers de familles n’arrivent plus à payer leur loyer, il peut être tentant de hiérarchiser et de prioriser les luttes. Mais quels sont alors le salaire maximum et le stade de précarité requis pour mériter un minimum de solidarité ? Quelles luttes de fonctionnaires peuvent être « légitimes » ? Et surtout, où s’exerce alors cette solidarité ? Car pour le moment, force est de constater que rares sont les luttes – et certainement pas celles des plus précaires (travailleuses à temps partiel, travailleurs agricoles, travailleuses domestiques, assisté·e·s sociaux, etc.) – qui réussissent à mobiliser les foules.

C’est peut-être aussi dans la stratégie syndicale qu’on peut trouver une partie de l’explication de ce silence. De fait, après une déclaration de soutien et des « approches » du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), le président de LANEQ, le syndicat des juristes, expliquait qu’il fallait rester « prudent », car « le danger c’est de perdre le contrôle » face aux « grandes centrales » syndicales qui rechercheraient des cotisations [1]. Au regard des « acquis » des luttes syndicales de ces dernières années, cette prudence et l’importance de garder « le contrôle » semblent cependant pouvoir être remises en question.

Cette indifférence, enfin, est peut-être liée aux revendications de ces fonctionnaires, qui réclamaient l’abandon du droit de grève au profit d’une procédure d’arbitrage, présumée moins coûteuse. Une telle revendication n’apparaît pas, à première vue, ni très progressiste ni très solidaire avec le reste de la fonction publique, notamment. Mais tout bien pesé, quel peut bien être l’intérêt pour des travailleurs et des travailleuses de voter en faveur du déclenchement d’une grève, et ce, quels que soient les reculs et pertes envisagés, quand on sait que le recours à la grève va se solder par une loi spéciale et une pure perte de semaines ou de mois de salaire dans l’indifférence quasi générale ?

Un nécessaire sursaut combatif

Quelles que soient les raisons de ces silences, cette revendication pour l’abandon du droit de grève, tout comme la négation de facto de ce droit constitutionnalisé par le gouvernement, devrait soulever d’importantes questions pour celles et ceux qui sont préoccupés par l’amélioration des conditions de travail – de tous et toutes – tout comme par la sauvegarde, sinon par le développement massif et urgent des services publics.

Car comment ne pas « se faire hacher en morceaux » face à un État qui « profite de la faiblesse des uns et des autres pour passer ses politiques », comme l’expliquait l’ancien président de la CSN, Marcel Pépin, afin de justifier le Front commun de 1972 ? Comment, en l’absence de rapport de force, ne pas être tenté par le repli sur soi, de renoncer à la lutte et à la grève, pour espérer sauvegarder ce qui peut l’être de son « petit royaume », pour reprendre une autre formule de Pépin [2] ?

Reste maintenant à savoir si la plus longue grève de l’histoire du secteur public canadien marque la fin du droit de grève dans ce secteur, une étape supplémentaire dans la décomposition des services publics québécois, ou bien un renouveau des solidarités, de la démocratie et des luttes sociales. Qu’en pensent les organisations syndicales ?

En attendant, l’attaque du gouvernement contre les services publics est d’une efficacité redoutable.


[1Simon Boivin, « Du renfort pour les juristes de l’État », Le Soleil, 24 janvier 2017.

[2Au sujet de l’attitude solitaire et contre-productive du Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ) en 1972, voir Marcel Pépin, « Le Front commun de 1972 », Vie ouvrière, no 97, p. 389. Disponible en ligne.

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