Requiem pour le clown

No 38 - février / mars 2011

Le Cirque du Soleil reçoit 25M$ de la Caisse de dépôt et placement du Québec

Requiem pour le clown

Gilles McMillan

Le cirque prospérait, mais pas l’accessoiriste… Charlie Chaplin, The Circus, 1928

Où est le Cirque ? Le Cirque est partout. Sous les chapiteaux des grandes capitales du monde, à la télé, dans les rues du tiers-monde, dans un certain discours sur la solidarité sociale, dans les plans d’affaires des banquiers, dans les laboratoires du management où il est perçu comme l’archétype de notre époque. Le monde est complètement cirque, pour paraphraser le slogan du dernier-né des festivals de Montréal, haut lieu du festif et de l’hédonisme de pacotille.

Selon une logique de recyclage culturel insatiable soutenue par la consommation et la demande hystérique des médias pour le spectaculaire, tout peut être mis en cirque : les Beatles, Elvis Presley, Michael Jackson, l’écologie, l’érotisme même. À quand les grandes catastrophes naturelles ? Lisbonne 1755 - Haïti 2010 !

Le Cirque du Soleil (CDS), roi des cirques, c’est le kitsch de l’époque. L’esthétique y est mise au service d’un marketing éthique redoutable, qui dédouane moralement l’entreprise grâce à des programmes sociaux comme le Cirque du monde, légitimant la multinationale de se présenter comme cirque social et cirque citoyen. Le Cirque participe donc de l’empire du Bien. On peut cependant s’interroger sur la portée réelle des programmes d’une des plus grandes entreprises de divertissement au monde  : en proposant son monolithe culturel hollywoodien et ses multiples plateformes de diffusion, qui polluent aux plans environnemental et culturel, le Cirque procède exactement comme le tourisme de masse, en écrasant tout sur son passage. Exit les singularités culturelles.

Exit l’artiste et le clown qui, jumelés dans la création authentique, offrent une vision critique, ironique et dérisoire des puissances culturelles et financières, on pourrait dire du cirque lui-même. Jean Starobinski, historien d’art et des idées, a montré dans Portrait de l’artiste en saltimbanque (Gallimard, 2004) ce fil d’Ariane reliant l’artiste et le clown au XIXe et début XXe. Aux yeux de l’artiste, qu’il soit peintre, poète ou romancier, le clown apparaît comme un « travesti dérisoire » qui «  répond par l’ironie à l’avilissement d’un siècle en proie aux puissances de l’argent, où l’on n’entend plus que le râteau de la roulette et des banques  » (p. 24, l’auteur souligne). Le clown qui naît dans les villes d’Angleterre au XVIIIe siècle a plusieurs filiations artistiques, mais son étymologie paysanne est hautement significative. « Clown » vient de clod, motte, comme dans motte de terre. Et le clown est bien ce rustaud, étranger à la bienséance urbaine et culturelle. C’est sans doute pourquoi il a inspiré les artistes authentiques : comme le paysan déraciné, dans un monde dévoré par l’industrialisation naissante, l’idéologie positiviste du progrès au service d’une classe sociale, il est la figure même de l’altérité.

Dans l’idéologie marchande et technicienne esthétisée par le CDS, j’y viens un peu plus loin, il n’y a pas de place pour cette dérision à l’égard de l’avilissement. Voici venu le temps d’un hybride redoutable : l’entrepreneur-artiste. Et l’on voudrait nous faire croire que nous en sommes tous, question de faire avaler la faute suprême, non réglable au plan symbolique : l’endettement infini, le travail sans fin, de moins en moins rémunéré, de plus en plus exigeant, abrutissant et aléatoire. Bienvenue en enfer.

L’esthétique au service de l’économisme et vice versa

Le Cirque du Soleil est un fleuron de l’industrie québécoise, comme en fait preuve l’investissement de 25 M$ annoncé par la Caisse de dépôt et placement du Québec pour lui permettre de développer de nouveaux produits, c’est-à-dire deux nouveaux spectacles. L’investissement de l’institution financière québécoise, en partenariat avec HSBC Canada [1], s’inscrit dans une stratégie de promotion des PME québécoises à l’étranger. Le CDS avait annoncé en 1992 qu’il n’aurait plus recours à du financement extérieur, mais il n’y a que les fous qui ne changent pas d’idée n’est-ce pas ? Et rien n’est moins fou que le Cirque du Soleil, le saviez-vous ? Même si son directeur, Guy Laliberté, va coloniser l’espace affublé d’un nez de clown industriel. [2] et que Desjardins le présente comme un révolutionnaire dans une de ses publicités grotesques.

Tant qu’à être dans la pitrerie, soyons sérieux. Rappelons que la Caisse d’économie sociale, qui regroupe les caisses de nombreux syndicats, aime bien se vanter, question de faire valoir sa clairvoyance, qu’elle a été la première institution financière à soutenir le projet de Guy Laliberté, et qu’elle maintient ses relations d’affaires avec la multinationale [3]… Faut-il s’en réjouir  ? Comme alternative à l’économisme et à toutes les aberrations individuelles et sociales que cette idéologie donne lieu, il est urgent d’en douter.

Question clairvoyance, il y a de quoi mourir de rire. Le CDS est aux antipodes d’une solidarité sociale conséquente  : non seulement les employés de la multinationale ne sont pas syndiqués, mais elle applique rigoureusement la règle du travail à forfait aménagée autour d’un chef charismatique milliardaire et de quelques codirecteurs, avec tout l’arbitraire que cela comporte. Crée ou meurs. Le CDS profite d’une culture du travail fondée sur l’interchangeabilité des individus que les syndicats, mais j’ai dû mal comprendre, devraient combattre, pas financer. Quel formidable lapsus de la part du syndicalisme québécois  ! Si cette réalité échappe à nos syndicats d’affaires, elle n’échappe pas aux grands financiers ni aux chercheurs en management, ces nouveaux prêtres du nouvel esprit du capitalisme.

Un archétype du monde connexionniste

Le Cirque du Soleil est un modèle, non seulement pour l’entreprise québécoise, mais pour le management. C’est ce que montre avec brio l’ouvrage de management d’Isabelle Mahy, Les coulisses de l’innovation. Création et innovation au Cirque du Soleil (PUF, 2008). Elle y affirme que non seulement le CDS est un modèle, mais qu’il est « l’archétype de son époque » (p. 34). Je soutiendrai plutôt ici, nuance, qu’il est l’archétype du « monde connexionniste » décrit par Luc Boltanski et Èva Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999).

Les sociologues montrent notamment que le capitalisme s’est renouvelé en récupérant ce qu’ils appellent à la suite de P. Bourdieu « la critique artiste » : refus du modèle traditionnel rigide de l’entreprise, de son paternalisme, besoin d’authenticité, de flexibilité, de créativité, d’autonomie, etc. Après 68, ces désirs rencontrèrent les nouvelles technologies qui favorisent le travail à distance, l’atomisation du travail, le travail à forfait, les sous-traitants, la privatisation du public, la désyndicalisation, etc. [4]

Pour décrire ce nouvel esprit, les auteurs se sont penchés sur les ouvrages de management, qui étalent allègrement le nouveau credo. On a de la chance, en voici un tout droit sorti de l’UQAM, qui porte sur le CDS. Et que dit en substance le livre de Mme Mahy ? Que la figure romantique de l’artiste dissident, critique de sa société, anti-bourgeois, est en train de s’estomper (p. 2). Qu’avec le CDS on assiste à un «  recadrage du profil de l’artiste », à une fusion de la figure de l’artiste voire de l’intellectuel avec celle de l’entrepreneur ou du financier, figures que les siècles précédents avaient tenues éloignées, du moins symboliquement. Le nouvel hybride fleurirait au sein de l’entreprise culturelle, la «  Art Firm  », qui se perçoit comme une «  entreprise philosophique », produisant un discours réflexif sur son action, une capacité d’osciller entre « rationalité et sensibilité  » (p. 26 et 27).

Contrairement à l’idée reçue, la dissidence est loin d’être la règle dans les milieux culturels, même si on y prend souvent la posture. Ce qui devrait nous alerter ici, c’est la récupération de la « critique artiste » par le management, qui semble renforcer la servilité volontaire. L’instrumenta-lisation de l’esthétique et de l’éthique joue un rôle puissant dans ce management « festif » et « ludique »  : « Ce qui caractérise le mieux la postmodernité, écrit Isabelle Mahy, est le lien s’établissant entre l’éthique et l’esthétique, c’est-à-dire le nouveau lien social fondé sur l’émotion partagée, ou le sentiment collectif. Stricto sensu, c’est bien cela qu’est le festif au sens le plus profond. Ainsi, plutôt que d’y voir une quelconque frivolité à l’usage de quelques-uns, avant-garde, bohème artistique, peut-être serions-nous mieux inspirés de repérer dans ce ludisme un des facteurs essentiels de la vie sociale qui est en train de (re)naître dans les sociétés contemporaines » (p. 34). Et d’évoquer l’hédonisme, la quête de sensation… L’auteure consacre tout son ouvrage à démontrer que la belle histoire du CDS est entièrement fondée sur ces principes.

Il apparaît assez clairement que le CDS se situe aux antipodes des vertus sociales dont il se drape, qu’il est l’archétype même des règles chimériques, cyniques et mortifères qui voudraient s’imposer à nos vies. Ces règles s’apparentent, dirais-je, à ce que Jean Baudrillard a appelé « l’impératif de performance maximale » (Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du Mal, Galilée, 2004, p. 126). Qu’il soit bien clair que c’est le cirque comme métaphore ou archétype de la société que je braque ici, pas ses artisans  : nous sommes tous ni plus ni moins des bêtes de cirque ­– même si le CDS a exclu les animaux – faisant notre petit numéro, soumis, plus ou moins volontairement, à cet impératif de performance qui s’exprime par diverses injonctions : flexibilité, adaptabilité, employabilité, autonomie, créativité, voire solidarité. Dans la logique marchande, ces injonctions dissimulent une chose : chacun est sommé de se plier à la logique du marché et de faire comme s’il était libre, créatif, positif, rigolo, cool.

Sortir du cercle vicieux

Cet impératif de performance maximale rappelle le directeur du cirque dans le film génial de Chaplin, The Circus, qui ordonne à ses clowns, qu’il méprise souverainement  : « Soyez drôles  ! » Réalisé juste avant le krach boursier de 1929, Chaplin règle son compte au cirque, à son infâme mécanique au service d’un directeur tyrannique – préfiguration de son Dictateur ? – et d’un public hystérique en mal de sensations fortes. Ce directeur pousse même l’odieux jusqu’à obliger sa propre fille à jeûner parce qu’elle a raté un numéro équestre... Chaplin, dans la meilleure tradition du clown anglais, critique le cirque en montrant d’abord l’atmosphère avilissante qui y règne  : l’exploitation pure et simple de ses artisans, et l’absurdité du divertissement dans ce contexte. C’est la survenue fortuite de Charlot dans ce cirque, engagé in extremis comme accessoiriste pour sauver le spectacle, les ouvriers ayant démissionné faute d’être payés, qui ranime le cirque. À travers son innocence et ses maladresses, c’est la vraie vie qui fait son entrée au cirque et, avec elle, le véritable humour, l’amour et la révolte contre le directeur.

L’accessoiriste sauve donc le cirque, mais il le quitte pour suivre sa propre route. La dernière scène du film est à prendre au pied de la lettre, comme un rêve : le chapiteau étant démonté, ne reste plus que sa trace au sol, un grand cercle. Charlot y est assis sur une caisse, le temps de regarder s’éloigner la caravane, un peu mélancolique de la voir emporter la belle équestre dont il s’est épris, mais qu’il a surtout sauvée du père en lui trouvant un beau et bon mari, le funambule. Puis il se ressaisit et sort du cercle – vicieux. Tout le sens du film est dans la sortie du cercle – du cirque. Lui tourner le dos, prendre une tout autre route. Hélas, il semble bien que notre société veuille suivre le cirque à la trace. Clown, réveille-toi, ils sont tous devenus fous  !


[1HSBC, soit dit en passant, est soupçonnée d’abriter en Suisse de l’argent provenant d’évasions fiscales. Le ministère du Revenu du Québec a annoncé l’automne dernier qu’il enquêtait sur des Québécois qui y auraient des comptes.

[2Voir mon article sur cette mission, « La contamination des mots », dans À Bâbord !, no 32, décembre 2009 / janvier 2010

[4Sur les nouvelles conditions de travail, voir notamment le dossier « Organisation du travail et assujettissement » dans le no 37 d’À Bâbord !, décembre 2010 / janvier 2011.

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