Remilitarisation au Guatemala

No 30 - été 2009

International

Remilitarisation au Guatemala

Laurence Guénette

Depuis la révolution libérale de 1871, le Guatemala n’a jamais réellement cessé d’être militarisé. Le pays a connu plusieurs décennies d’un modèle économique basé principalement sur l’exploitation et l’exportation de produits agraires. Ce modèle reposait sur la concentration des terres et des richesses aux mains d’une puissante oligarchie, ainsi que sur une population n’ayant d’autre choix que de constituer la main-d’œuvre nécessaire à son fonctionnement. Les forces armées du Guatemala étaient alors au service des secteurs économiques, imposant la stabilité nécessaire à cette structure d’exploitation.

En 1944, une révolution démocratique suggéra un modèle différent, notamment en entreprenant une réforme agraire qui ébranlait les pouvoirs économiques en place, menaçant par exemple les intérêts de la United Fruit Company (des États-Unis). En 1954, en réaction à cette révolution et profitant du contexte international de la guerre froide, la droite guatémaltèque et la CIA fomentèrent un coup d’État. Le conflit armé interne qui suivit dura 36 ans, pendant lesquels les dictatures militaires exercèrent différents niveaux de répression contre « l’ennemi interne », c’est-à-dire les guérillas marxistes, ainsi que contre la population civile. Les militaires formèrent les Patrouilles d’autodéfense civiles (PAC), recrutant souvent par la force plus d’un million de personnes, dont une majorité de paysans mayas. L’État guatémaltèque, par le biais de l’armée et des PAC, est responsable d’environ 93 % des 200 000 victimes, des 45 000 individus disparus, des 626 massacres perpétrés majoritairement entre 1979 et 1982, crimes contre l’humanité pour lesquels aucun dirigeant militaire de l’époque n’a encore été jugé ni condamné.

En 1996, l’Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG) et l’État guatémaltèque signèrent les Accords de paix, lesquels impliquent un engagement des deux parties à démobiliser leurs factions armées et les PAC, de même qu’une responsabilité de l’État à appliquer de profonds changements sociaux et structurels. Les Accords de paix établissent le renforcement du pouvoir civil ainsi que la redéfinition du rôle de l’armée. Cette dernière devrait maintenant avoir pour fonction la défense de la souveraineté et de l’indépendance de l’État, ainsi que de l’intégrité du territoire. La Commission d’éclaircissement historique (sous les auspices de la Mission des Nations unies au Guatemala), dans ses conclusions et recommandations publiées en 1999, ajoute que l’armée guatémaltèque doit admettre que le peuple est seul souverain et doit respecter toute réforme ou changement social naissant de l’exercice de cette souveraineté.

Néanmoins, depuis quelques années, on assiste plutôt au Guatemala à un phénomène de remilitarisation, bien que celui-ci prenne des formes et ait un discours justificatif distincts de ceux de l’époque du conflit armé interne.

Sur le terrain

Depuis quelques années, on voit se multiplier dans tout le pays les patrouilles combinées de soldats et d’effectifs de la Police nationale civile, collaborations illégales depuis la signature de la paix. Le gouvernement proclame des états d’urgence dans divers endroits, permettant la présence accrue de militaires, un contrôle de la population et la suspension de certains droits constitutionnels. De nombreux détachements militaires qui avaient cessé leurs activités après 1996 ont été réactivés durant les dernières années, et la réouverture de plusieurs autres a déjà été décidée ou est en discussion. L’armée participe à un grand nombre d’interventions répressives et violentes aux côtés de la Police nationale civile et de forces de sécurité privées. Ajoutons à cela que durant les dernières années, les forces armées sont entrées sans préavis dans des communautés rurales à diverses occasions, effectuant des recrutements illégaux ou intimidant la population par leurs interventions abusives et brutales qui rappellent parfois celles de l’époque du conflit.

Bien que les Comités de sécurité citoyenne ne soient pas directement reliés aux forces armées, nous ne pouvons exclure de ce portrait général leur croissance accélérée. Ces comités sont des groupes de civils qui se chargent de veiller à la sécurité à l’intérieur de leur communauté. Or la plupart du temps, ils sont constitués d’ex-dirigeants PAC et perpétuent les structures de pouvoir local en place durant le conflit armé. Ces groupes de citoyens sont tolérés par l’État et la police, malgré leur exercice informel et illégal de la justice (vengeance, stigmatisation, arrestations, etc.), et appuyés par l’armée qui va jusqu’à leur fournir des armes. Exerçant une fonction de contrôle social dans certaines régions plus conflictuelles, ces comités s’inscrivent comme une manifestation parallèle de la remilitarisation générale du pays.

Lors des élections présidentielles de 2007, le Guatemala est passé à deux doigts d’élire le Parti patriote, parti militariste dont le chef, Otto Perez Molina, est un ex-dirigeant militaire de l’époque du conflit armé. Le Front républicain guatémaltèque (FRG), ayant pour chef l’un des principaux militaires génocidaires, Efrain Rios Montt, a aussi reçu un fort pourcentage de votes lors des élections précédentes. Qu’est-ce qui pousse une population ayant été si affectée par la violence extrême de plusieurs dictatures militaires à voter pour des partis militaristes ? La réponse repose en grande partie sur la façon dont on justifie la remilitarisation.

L’armée est souvent la seule entité possédant la capacité logistique nécessaire pour intervenir lors des désastres naturels, ou pour atteindre les communautés rurales isolées où ne se rend aucune autre figure étatique ou d’autorité. Ce faisant, elle se rend davantage nécessaire et appréciable aux yeux de la population, bien qu’elle remplisse un rôle qui ne devrait normalement pas lui revenir, mais qui n’est pas non plus assumé par l’État.

La violence et la délinquance commune généralisées servent de justification majeure pour la remilitarisation et se traduisent par un fort sentiment d’insécurité qui convainc une partie de la population de la nécessité que l’État intervienne durement. Cette insécurité est loin d’être imaginaire, la violence ayant fait plus de 6 400 morts en 2008, et le pays étant aux prises avec l’un des pires problèmes de féminicide au monde. Or, cet état de fait est en grande partie imputable à l’État lui-même, qui est responsable de l’immense impunité et de la justice anémique (seul 1 % des crimes graves commis au pays sont rapportés devant un tribunal), de l’isolement de bon nombre de zones rurales où ne se rendent ni la police ni le système de justice, de la négligence et de la permissivité quant aux armes à feu, etc. C’est à se demander si l’État et l’armée ne laissent pas volontairement se détériorer la sécurité du pays pour ensuite justifier sa militarisation.

La lutte contre le problème grandissant du narcotrafic est l’autre justification principale à la remilitarisation du pays, en même temps que le gouvernement guatémaltèque fait bonne figure sur la scène internationale en prétendant mener cette gigantesque bataille. Or il est connu que de grandes parties de l’armée et des fonctionnaires du gouvernement sont loin de constituer un obstacle pour les narcotrafiquants. De récents rapports de plusieurs organismes internationaux situent maintenant le Guatemala parmi les narco-États, puisque que l’État participe en partie au narcotrafic et en favorise et facilite les activités.

La remilitarisation comme outil de répression

Les Accords de paix de 1996 ont en quelque sorte ouvert la porte aux nouveaux accords commerciaux néolibéraux, tels que le Plan Puebla Panama (PPP), qui imposent un modèle économique d’exploitation massive des ressources naturelles au profit de l’oligarchie et des entreprises multinationales des pays du Nord. Au Guatemala, l’implantation des mégaprojets prévus par le PPP met déjà en jeu l’environnement, la santé, la survie économique et l’autonomie des populations indigènes mayas principalement et annonce un sombre futur pour eux, notamment en ce qui a trait à l’accès à l’eau, à la terre et aux aliments de base. Le néolibéralisme représente une vision du développement diamétralement opposée à celle de la cosmovision maya et l’État guatémaltèque, à ce jour, n’avait jamais connu une si grande réaction du monde paysan et maya. On assiste depuis plusieurs années à une nouvelle articulation des mouvements de résistance communautaires et populaires par le biais de nouvelles organisations locales ou la participation citoyenne à des consultations populaires. Leurs positions et protestations sont si peu prises en compte et leur influence est si réduite que les mouvements de résistance doivent souvent sortir du champ d’action qui leur est accordé, prenant la forme d’occupations de routes, de fincas et de diverses actions de désobéissance civile. Les autorités méprisent et déprécient souvent ces réactions populaires en les qualifiant publiquement de délinquants ou de criminels. Quant aux pouvoirs économique et politique, ils reprochent aux résistants de s’opposer au développement de leur propre patrie et d’entraver le bon fonctionnement de l’État, allant parfois jusqu’à les associer au crime organisé ou à les qualifier de terroristes.

Au fur et à mesure que passent les années, l’État criminalise de plus en plus ces mouvements de résistance et les place dans le même panier que le narcotrafic et la violence généralisée, comme étant les principaux phénomènes menaçant la sécurité interne. Il ajoute qu’un certain niveau de sécurité et de cohésion sociale est nécessaire pour que les investisseurs étrangers osent venir faire des affaires au pays. Quant aux forces armées guatémaltèques, elles allèguent, pour légitimer la remilitarisation, que la Constitution leur ordonne de protéger non seulement la souveraineté nationale, comme établi dans les Accords de paix, mais aussi ladite sécurité interne.

Lorsqu’on observe dans quels contextes locaux et géographiques s’inscrivent les manifestations concrètes de la remilitarisation du Guatemala, on se rend compte qu’elles correspondent à des endroits où des citoyens exercent une résistance ou une opposition. Les différents états d’urgence décrétés par le gouvernement en 2008 et 2009 se situent, par exemple, à Coatepeque où des commerçants s’opposent à être déplacés vers le nouveau méga-marché privatisé, ou encore à San Juan Sacatepequez où 12 communautés s’opposent toujours à la construction d’une cimenterie de Cementos Progreso, après l’avoir formellement refusée dans une consultation populaire en 2007, laquelle ne fut pas prise en compte. La majorité des détachements militaires ayant repris leurs activités dans les dernières années, ou qui s’apprêtent à le faire, se situent le long de ce que le PPP désigne comme la Frange transversale nord, la section du pays où sera construite une route commerciale de plus de 300 km pour faciliter l’exploitation des ressources naturelles. C’est dans cette zone que se concentrent la majorité des mégaprojets capitalistes en cours et prévus pour le Guatemala, notamment les barrages hydroélectriques et les sites d’exploitation minière.

Les Accords de paix engageaient l’État à appliquer des changements profonds en rapport avec les enjeux et inégalités qui avaient mené à la révolution de 1944 et motivé la lutte des guérillas. Pourtant presque rien n’a changé, ni les immenses déséquilibres économiques et la pauvreté, ni l’oligarchie guatémaltèque, ni la puissance des intérêts étrangers. Plusieurs grands entrepreneurs et propriétaires terriens guatémaltèques et étrangers encouragent ouvertement et publiquement la remilitarisation du pays. Les forces armées guatémaltèques continuent d’être un outil de stabilisation du système économique en participant avec l’État à la répression et la criminalisation des luttes et en sécurisant les investissements étrangers et les mégaprojets capitalistes impulsés par les accords commerciaux.

Malheureusement, rien n’empêche l’Histoire d’éventuellement se répéter.

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