Victor Serge
Mémoires d’un révolutionnaire
Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, Montréal, Lux Éditeur, 2010, 633 p.
Je qu’elle est confortable notre révolution à nous, lectrices, lecteurs d’ À Bâbord ! On en prend conscience en lisant les Mémoires d’un révolutionnaire, de Victor Serge, témoignage inédit d’une époque révolutionnaire intense comme l’Histoire n’en revivra probablement jamais. Une œuvre phare.
Dans ses mémoires, Victor Lvovitch Kibaltchitch, de son vrai nom, relate son parcours de combattant anarchiste dans plusieurs pays d’Europe au début du XXe siècle et particulièrement en terres soviétiques, de 1919 à 1936. Il évoque avec force détails cette marche vers l’émancipation de la classe ouvrière qui a inspiré tant de révolutionnaires.
Son récit comporte deux atouts extraordinaires qui contribuent à faire de cet ouvrage une contribution tout à fait unique sur une période que les uns idéalisent et que les autres démonisent. Premièrement, il livre ses observations d’une manière tout à fait factuelle, appuyée sur des choses vues. Pas de grande théorie dans ces mémoires ni de grandes conclusions, mais un portrait juste des événements qu’il décortique et analyse, sans complaisance, à partir de ce qu’il en a vécu lui-même, ne cherchant pas à démontrer ni infirmer quelque thèse que ce soit. Deuxièmement, il critique, certes, les décisions et les gestes politiques qui ont mené aux épouvantables dérapages de l’autoritarisme en Union soviétique, mais il le fait avec grande intelligence sans jamais renier d’où il vient lui-même ni la lutte d’émancipation, toujours fidèle à sa propre utopie, la démocratie ouvrière.
En suivant son parcours de lutte, on en vient à comprendre comment des idéalistes de l’émancipation des masses, démocrates, égalitaires et pacifistes ont pu resserrer les rangs aussi longtemps autour d’un régime totalitaire, liberticide, violent, au nom de la poursuite d’un idéal rempli de promesses. On découvre qu’il y a toujours eu plusieurs mouvements d’opposition tout à fait lucides, organisés au sein même de l’appareil d’État soviétique, et à quel point ils eurent une certaine influence, souvent occulte.
Chaque lecteur y fera ses propres découvertes en fonction de ses connaissances historiques, politiques, théoriques. Un volet absolument fascinant est sans conteste le dévoilement, avec force détails, de l’appareil répressif, totalitaire et propagandiste mis en place dès le début de la Révolution et poussé à son paroxysme sous Staline. Comment des dizaines de milliers de cerveaux parmi les plus brillants, épris de justice et de liberté, ont-ils pu, tels de vulgaires pions, renforcer le régime par des accusations frivoles, des fusillades et règlements de compte à l’emporte-pièce, des mensonges abominables, des manipulations grossières ? Serge démonte le système en présentant, une par une, des centaines de victimes et les circonstances entourant leur exécution, disparition, déportation, la plupart étant des gens qu’il a côtoyés, frères d’armes dans la Révolution.
Serge ne se limite pas à démontrer les ratés de la Révolution. Aux premières loges de l’Internationale communiste fondée en 1919, cet internationaliste convaincu explique avec tout autant de détails comment le modèle communiste s’est tranquillement construit et a inspiré de profondes transformations dans les démocraties européennes.
Sur le plan idéologique, on range l’auteur parmi les partisans de Trotski et des autres soviétiques de gauche, critiques du stalinisme et du capitalisme d’État pratiqué en URSS, séduits en quelque sorte par l’idéal libertaire. Il sera d’ailleurs, tout comme eux, expulsé d’Union soviétique en 1936, à défaut d’être fusillé, après avoir passé quelque temps en exil intérieur. Mais lui-même conclut son ouvrage par une critique de Trotski, lequel referait, selon lui, la même erreur que ceux qu’il critique en ne laissant pas de place à l’expression démocratique et à la liberté de penser et de créer.
La première édition de ses mémoires, en 1951, est quasi mythique. Comme plusieurs autres de ses œuvres, elle contribua grandement à une prise de conscience dans le mouvement communiste international pris entre deux propagandes : celle du camp soviétique, embellissant à outrance l’expérience du socialisme à l’Est et celle de la presse libre des empires capitalistes qui ne se limitait pas toujours non plus, on s’en doute bien, à livrer les faits tel quels. Cela est d’autant plus marquant que l’auteur y défendra jusqu’à la dernière syllabe l’idéal socialiste contre les assauts des forces ennemies du camp impérialiste, qui rêvait déjà de débarrasser le monde d’un encombrant modèle alternatif afin de s’imposer comme voie unique de passage pour toutes les nations.
Un recueil de mémoires, au rythme forcément lent, mais qui s’avère captivant et écrit dans une langue claire et limpide. Et un récit s’adressant à un public averti déjà bien au fait des différences historiques et théoriques entre les divers courants animant le mouvement socialiste international.