Dossier : Saguenay - Lac-St-Jean.

Dossier : Saguenay - Lac-St-Jean. Chroniques d’un royaume

Le démantèlement

Éric Dubois

C’était hier. Dans le tourbillon du développement de l’industrie lourde, de celle des pâtes et papiers et de la production de lingots d’aluminium, au début du 20e siècle, on promettait que la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean allait devenir la Chicago du Nord. Quelque 100 ans plus tard, force est de se demander si notre région ne deviendra pas plutôt une Detroit du Nord avec ses échecs, ses ruines et ses rêves brisés.

Prologue

Il était une fois des travailleuses et des travailleurs de ce qu’on appelle « un moulin à carton », qui appartenait jadis à une grande entreprise québécoise. Cette usine produisait du carton pour des emballages de toutes sortes : des boîtes de céréales, des caisses de boissons gazeuses ou de bières, etc. Comme cette usine n’était pas la plus moderne et que l’employeur semblait ne pas vouloir investir dans sa modernisation, les travailleuses et les travailleurs ont pris sur eux de trouver de nouveaux produits à développer, pour tenter d’assurer l’avenir de leurs emplois. Cette recherche aura permis de trouver un nouveau produit à valeur ajoutée qu’il était possible de fabriquer dans cette usine : un carton couché pouvant servir à la fabrication d’emballages alimentaires (en l’occurrence, des boîtes pour les mets chinois) et qu’on pouvait rincer et recycler après utilisation. Fiers de cette réussite, les salarié·e·s de l’usine croyaient bien avoir trouvé un filon qui permettrait d’assurer la pérennité des opérations et de leurs emplois.

Mais l’employeur n’entendait pas en faire autant que ses salarié·e·s pour assurer l’avenir de cette usine. De toute façon, le carton d’emballage alimentaire n’était pas vraiment dans sa palette et il ne souhaitait pas y investir de précieuses énergies. Vint pour lui le temps de s’en départir, avec quatre autres de ses usines qui produisaient du carton plat, qui furent toutes vendues à une grosse entreprise américaine qui, elle, se spécialisait justement dans la production de produits d’emballage alimentaire. Cette décision aurait pu être une bonne nouvelle, si ce n’était du prix très bas de cette transaction : 45 millions de dollars. Une bouchée de pain pour cinq usines… Surtout pour des usines que l’on ne convoitait pas.

Le nouvel employeur a donc repris les rênes de la cartonnerie au début de l’année 2015, ne laissant rien transparaître de ses intentions réelles pour ses nouvelles acquisitions. Dans cette situation, toutes les travailleuses et tous les travailleurs de l’usine se sont mobilisés pour montrer de quoi ils et elles étaient capables : production en hausse, machines poussées à pleine vapeur, à un point tel que les commandes se faisaient plus rapidement que prévu. Si l’objectif était d’en mettre plein la vue au nouveau boss, c’était réussi avec brio.

Mais le 13 juillet 2015, le syndicat est convoqué à l’usine pour une annonce de l’employeur. Le président apprend avec stupeur que l’usine va fermer, plus rapidement que ne l’avait prévu le nouvel acquéreur. Le carnet de commandes a été complété à toute vitesse ! Il nous fait comprendre qu’il n’a jamais voulu de cette usine, trop loin, trop vieille. Il l’a acheté pour rendre un service au vendeur : porter l’odieux de la démanteler. Le patron américain veut faire ça vite ; payer son dû, ou presque, et retourner chez lui. Je dis « presque » parce que les taxes municipales sont à ce jour toujours en souffrance. Toutefois, qu’est-ce en comparaison de ce que venaient de perdre les 140 salarié·e·s de l’usine : leur gagne-pain, leur fierté et leur carton prometteur qu’ils avaient mis tout leur cœur à développer ?

Au temps des colonies

Cette triste histoire est à l’image de la morosité économique qui plane sur la région depuis 25 ans. Les belles années du papier et de l’aluminium semblent révolues, alors que les grandes entreprises conservent la mainmise sur les ressources hydrauliques et forestières de la région. Ces richesses ne génèrent plus les dividendes espérés par la population du Saguenay–Lac-Saint-Jean ; le contrat social qui semblait lier la région à la grande entreprise est rompu.

Alcan, aujourd’hui Rio Tinto, règne en roi et maître sur la région. L’entreprise a toujours profité des largesses de l’État, que ce soit avec les pouvoirs hydrauliques qui ont échappé à la nationalisation ou, encore aujourd’hui, avec un projet de site de dépôt de résidus de bauxite aménagé près d’un quartier domiciliaire qui ne fera même pas l’objet d’audiences publiques. On lui doit plus d’une tragédie : l’inondation des meilleures terres agricoles du lac Saint-Jean pour faire du grand lac un réservoir en 1920, la disparition de près de 10000emplois depuis 1945 et, plus récemment, un lock-out à l’usine Alma, en 2012, qui aura tout de même permis à l’entreprise d’engranger plus de 130 millions de dollars en profits de vente d’électricité à Hydro-Québec. Depuis ce temps, un contrat secret oblige la société d’État à acheter les surplus de Rio Tinto, ce qui permet à cette dernière de majorer ses bénéfices de 25 millions$ annuellement, avec de l’électricité qui devrait plutôt servir à créer des emplois.

La même chose prévaut pour l’industrie forestière, dont le gros joueur, Produits forestiers (PFR) Résolu, qui se relève tout juste d’une quasi-faillite, monopolise la ressource forestière pour une production en constante crise conjoncturelle (de par les nombreux conflits du bois d’œuvre qui se succèdent) et structurelle (les besoins en papier journal vont de pair avec la crise de la presse écrite, qui décroît devant les nouvelles technologies). Résolu, dont le « naufrageur financier » Fairfax fait partie du montage financier, refuse de présenter une vision d’avenir et de s’engager à maintenir les emplois. Les machines à papier qui ferment une à une laissent croire que l’intention de l’entreprise est de presser le citron jusqu’à la dernière goutte, pour ensuite le jeter. Rien de durable dans ce genre de développement, surtout quand PFR investit ses liquidités aux États-Unis.

On parle ici d’un véritable régime colonial qui est imposé sur le territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean, avec les empires, les chasses gardées, la transformation des ressources qui se concentrent dans les grands centres et les rois nègres – petite élite locale bien placée dans les lieux de pouvoir, qui défend un statu quo qui lui profite. L’avenir économique de la région passe impérativement par notre émancipation de ce joug économique, par la réappropriation de nos richesses de même que de nos leviers de développement et moyens de production. Pour cela, nous ne pouvons rien attendre de quiconque : il ne faudra compter que sur nos propres moyens.

Épilogue

Le malheur s’est de nouveau abattu sur l’usine de cartons de Jonquière, qui illustre mon propos ; vendue par Cascade à Graphic Packaging puis fermée et démantelée. On a trouvé un homme seul, mort au fond d’un trou dans les installations de l’usine le 1er mars dernier. L’enquête de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail aura permis d’établir un lien d’emploi pour ce malheureux : un ferrailleur qui travaillait en sous-traitance pour Bay Shore, une entreprise de démolition qui a racheté l’usine après la fermeture pour la démanteler. Au moment d’écrire ces quelques lignes, on n’en sait pas beaucoup plus sur cette triste histoire, mais on peut se douter que ce travailleur ne bénéficiait pas des conditions minimales pour assurer sa sécurité au travail. Il y a parfois des faits divers qui disent bien plus qu’une chronique un peu décousue sur un désastre économique.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème